Enquête historique sur l’ordre racial
Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial. Un livre d’Aurélia Michel
Ce livre entreprend de relater et de clarifier, à destination d’un large public, le poids encore très actif de l’esclavage dans nos sociétés. Reprenant les grandes étapes qui ont mené de l’esclavage méditerranéen puis africain et atlantique aux processus de colonisation européenne dans trois continents (Afrique, Amérique et Asie), il donne les clés historiques de la définition de la race et dévoile ses fondements économiques, anthropologiques et politiques.
Parce qu’elle est aussi celle des notions de liberté, d’égalité, de travail et qu’elle engage nos identités, l’histoire de l’esclavage tire le fil de la construction de l’Europe et révèle l’ordre racial qui régit notre monde contemporain.
Extrait :
« La plantation atlantique est une forme productive nouvelle, un dispositif à échelle mondiale fondé sur les principes de l’économie moderne : elle implique propriété privée, capitaux, État, concentration de la force de travail. Cette dernière est possible par la production de Nègres en Afrique. Esclaves, les Nègres ne sont pas des sujets politiques ni sociaux. Ils ne se reproduisent pas spontanément, mais sont acquis sur le marché et font partie du capital. Or les dimensions de la production atlantique supposent rapidement une gestion rationnelle et étatique de la violence nécessaire (…). Dès lors, les États mettent en place une industrie de déshumanisation qui se développe au rythme du commerce colonial pendant plusieurs décennies. »
Un monde en nègre et blanc, page 110
Aurélia Michel
Née en 1975, elle est historienne, maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot et chercheure au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Elle a notamment contribué au scénario du documentaire Les Routes de l’esclavage diffusé sur Arte en 2018.
« Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial », d’Aurélia Michel, Points, « Essais », inédit, 400 p., 10 €.
Les parutions en histoire offrent bien des occasions de s’enthousiasmer : on trouve des récits vivement écrits, des enquêtes inventives dans leur traitement des sources, des synthèses aux larges horizons. Plus rares, et d’autant plus précieuses, sont les entreprises de dévoilement comme celle que mène Aurélia Michel dans Un monde en nègre et blanc.
Elle y analyse, sur plus de cinq siècles, la constitution d’un « ordre social global » articulé autour de la « race ». Une catégorie mentale ayant survécu aux calamités qui lui sont associées, l’esclavage, la colonisation, les guerres mondiales. Elle a persisté dans les traces matérielles des sujétions passées, comme les superbes façades de la place Vendôme, à Paris, ou du quai de la Fosse, à Nantes, financées par la traite.
Iniquités quotidiennes
C’est d’elle que découlent les grandes inégalités nord-sud, comme les iniquités quotidiennes qui rendent plus difficile l’accès au logement ou à l’emploi en fonction de la couleur d’une peau, de la consonance d’un nom. Si la race structure encore largement le monde contemporain, dans ses grandes lignes comme dans ses menus détails, c’est qu’elle n’est pas uniquement un matériau idéologique, ni l’arme des seuls racistes. Ses effets maintenus résultent de processus historiques concrets, qui ont organisé et accompagné la naissance du capitalisme depuis la fin du Moyen Age.
Pour le montrer, dans ce brillant essai, l’historienne des Amériques noires à l’université Paris-Diderot retrace, depuis les bulles pontificales des XVe et XVIe siècles organisant la mainmise européenne sur le « Nouveau Monde », les façons dont l’essor de l’Occident « blanc » est inséparable de formes de travail contraint, imposées par la traite négrière puis par la colonisation. Une exploitation articulée à des conceptions idéologiques théorisant l’inégalité des hommes au moment même, dans les années 1780-1850, où les révolutions démocratiques rendaient inéluctable l’abolition de l’esclavage.
Soulignant le choc que représente la révolte des esclaves de Saint-Domingue, en 1791, l’auteure montre comment le siècle qui suivit fut celui d’une réorganisation générale des relations de travail et des conceptions raciales, entre la conquête de l’Algérie en 1830, les réunions de la Société d’anthropologie de Paris dans les années 1840, les migrations vers l’Amérique de coolies chinois dès les années 1850. L’esclavage aboli, c’est la race qui prit le relais, pour en perpétuer les logiques et le partage des richesses.
Ainsi résumé, l’argument peut sembler simpliste et, de fait, nombre de passages de l’ouvrage, de rapprochements étonnants qu’il suggère, appelleraient la discussion, l’approfondissement. Les lecteurs familiers de tel ou tel aspect historique pourront être frustrés de les voir survolés, ainsi de la guerre de Sécession américaine, à peine mentionnée. Mais le livre tient, et dégage une remarquable cohérence argumentative, grâce à deux qualités complémentaires. Une solide architecture intellectuelle, d’abord, qui noue autour d’un fil chronologique des intrigues variées. L’ouvrage fait aussi bien l’histoire des représentations mentales que du vocabulaire (le « Nègre » et son envers, le « Blanc ») et des pratiques sociales, au centre desquelles les violences esclavagistes, dans les « îles à sucre » des Antilles, dont le rappel est presque insoutenable à lire….
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Sciences humaines
Histoire
Essais
Date de parution 16/01/2020
10.00 € TTC
400 pages
EAN 9782757880050