— Par Françoise Vergès—
Suffit-il d’un drapeau pour ancrer le sentiment d’appartenance à une terre, ses langues, ses croyances, ses musiques, ses cultures, ses combats ? Pour que ce sentiment d’appartenance se traduise par le désir d’en faire une terre où il fasse bon habiter ? En faire une terre à protéger, à défendre, à cultiver, à valoriser ?
Une installation sur le phare de Sainte-Suzanne se veut porteuse de cette possibilité. Revêtu des couleurs du drapeau réunionnais et des couleurs de la République, le phare se ferait le messager d’une société dont la pluralité a été forgée dans les conflits, les tensions, les inégalités et c’est justement pour cela que sa pluralité est une richesse. Un phare ? Oui, car il est dans cet espace charnière, l’espace du rivage par où l’étranger à l’île débarque et jette son premier regard sur cette terre qui deviendra la sienne. Car tous lui furent étrangers. C’est cela sa force, d’avoir été peuplée de femmes et d’hommes venus de civilisations différentes et qui ont su trouver ce qui pouvait les réunir, l’amour de cette terre, de la langue qui s’y est forgée, des cultures et des mémoires vivantes qui l’habitent. Ces créations se sont faites dans les luttes et dans les résistances, dans le savoir transmis dans l’enfance, la berceuse chuchotée, la recette apprise, la tombe fleurie, l’ancêtre célébré, le geste enseigné. Mais toute création humaine est fragile. Le colonialisme a imposé « la répétition de l’identique culturel comme un destin ».1 Comment continuer à transmettre et faire vivre des héritages qui sont aujourd’hui sous l’assaut de l’économie de marché et des politiques d’assimilation menées localement ?
>Dans cette île où les inégalités sont les plus creusées de toute la France, dans cette île où nous tournons « en rond dans la calebasse d’une île », dans ce pays « sans stèle » et « ces chemins sans mémoire », 2 comment faire resurgir le besoin impérieux d’en finir avec le mensonge déconcertant ?
La société vit d’artifice, de mensonge, et d’apparence. Pour entrer dans le grand marché du tourisme, l’île doit se vendre comme accueillante, gentille, exotique, et d’un métissage consensuel et sans aspérités. Elle ne doit pas montrer ses douleurs, ses blessures, ses espoirs. Elle doit se conformer à la société du spectacle et à la tyrannie de la marchandise. Nous vivons dans une économie qui jette les pauvres contre les pauvres, qui pousse à la peur, l’égoïsme et l’indifférence.
Mais derrière le clinquant des vitrines, derrière les étagères remplies d’objets dont nous n’avons pas besoin, derrière l’accumulation de festivals, concerts, et fêtes organisées pour remplir le vide d’une vie réduite au plaisir de la consommation, qu’est ce qui se cache ? De multiples gestes, actes, paroles qui cherchent à échapper à la machine assimilatrice ou fabricatrice d’exotisme. Femmes et hommes de La Réunion puisent dans la longue tradition de la dissimulation, de l’opacité, du marronnage, des références pour entretenir et transmettre ce qui est né de cette terre. Il ne suffira pas des couleurs d’un drapeau pour ancrer la réappropriation d’une terre ouverte à l’étranger, inscrite dans le vaste monde de l’Océan indien, espace millénaire de rencontres et d’échanges entre l’Afrique et l’Asie en passant par les îles et les pays du Golfe arabique. Mais nous pouvons espérer que le croisement de ces couleurs relancera un discours critique. Le peuple réunionnais a connu d’autres épreuves, il sera à même de résoudre les défis qui l’attendent.
1Frantz Fanon, Pour la Révolution africaine, 2001.
2Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.