— par Janine Bailly —
Ce mercredi 5 juin, le Pavillon Bougenot qui abrite à l’étage « L’Espace Lecture-Écriture Pour Déficients Visuels », accueillait en son rez-de-chaussée, sous l’aile de la responsable Nadine Léopoldie et sous l’égide de la Bibliothèque Schœlcher, un public nombreux désireux de partager le bel hommage rendu, en ce mois qui verra la Fête de la Musique, à Maurice et Thierry Jallier : père et fils, promoteurs et défenseurs du patrimoine musical et artistique martiniquais.
Si ces réunions régulières sont toujours des moments exceptionnels de convivialité et de partage, celle d’aujourd’hui se révéla particulièrement émouvante, Thierry étant présent et représentant aussi son père Maurice, absent en raison de son grand âge et de sa santé. Tous deux déficients visuels, ils prouvent par leur engagement sans failles, leur créativité, leur solidarité agissante, que « perdre la vue n’est pas perdre la vie, sans la vue la vie n’est pas finie », que volonté, courage et désir d’avenir peuvent guider nos pas, qui que nous soyons et quelles que soient nos difficultés. À la jolie question d’un adolescent présent dans la salle « Êtes-vous heureux ? », la tout aussi jolie réponse de Thierry « Je suis heureux de vivre ! ». Et c’est bien ce bonheur que tous les présents ont ressenti à l’écoute des lectures et des morceaux musicaux interprétés par le groupe que des employés de la CTM avaient tout spécialement pour ce jour constitué — une découverte, le talent de la chanteuse Véronique. Bonheur aussi d’entendre Thierry conter, de sa voix chaude entre humour et émotion, les anecdotes du passé et du présent. Et de reprendre en chœur avec lui les refrains des chansons de son père !
Souvenirs d’une famille unie, cinq enfants auxquels un papa, qui « mène son petit monde à la baguette », tente d’inculquer sa passion pour la musique. Certains abandonneront, Thierry continuera. Récit d’une rencontre : la jeune femme qui cherchait un acteur pour jouer un rôle d’avocat entend sans encore l’avoir vu la voix de Maurice, et dit que ce sera lui, son comédien… et plus tard son époux, début d’une romance plus belle que toutes les histoires imaginaires. Et Thierry de préciser que « c’est la voyante qui n’a pas vu ! ». Mais « comme derrière chaque grand homme se tient une grande femme » l’épouse, hélas défunte à présent, aura toujours été là, près de et derrière lui, car « elle était ses yeux ». Avec lui, elle a parcouru le monde, danseuse du groupe folklorique, chanteuse du trio (je ne suis pas certaine du nom) Madinina Vox… « Prête-moi tes yeux », demande si justement la chanson tendre écrite pour Thierry par son amie Jessica Joly, entre Cluny et Sainte-Anne, sur cette phrase qu’il lui a proposée. Ronald Tulle, Kali, José Zébina entre autres ont participé à l’enregistrement du disque compact, vendu au profit de l’association AMPEA, dont Thierry est le président, et qui développe des activités en direction des personnes déficientes visuelles : musique et initiation à la cuisine, et bien sûr sport. N’oublions pas que l’équipe martiniquaise de torball fait merveille, qui après avoir disputé à Mulhouse le premier tour du Championnat de France deuxième division, s’envolera bientôt pour être au second tour à Poitiers, et on croise les doigts, pour rapporter à la Martinique « l’argent ou le bronze ».
Chaque moment de cette matinée si bien conçue est propice au surgissement d’un autre souvenir : à chaque Fête des Mères, la fratrie devait entonner « Oh maman », ce bel hymne à l’amour filial que Maurice écrivit, un jour où ayant offensé sa propre mère, il voulait se faire pardonner. Une interprétation touchante nous en est donnée à entendre dans un enregistrement d’époque. De son enfance, Thierry garde encore des sons, le bruit familier des touches de la machine à écrire, les accords de guitare qui éveillaient la maison tant Maurice, musicien mais aussi dramaturge, animateur de radio sur Tropic FM, fondateur du Carnaval antillais de Paris, emplissait ses journées d’activités diverses. Et puis les voyages, en Europe avec le groupe Créolita, dans l’Océan Indien aussi, deux moments forts que Thierry nous offre. Moscou, avant et après la chute du mur ; années 80, on les prend en charge et ils ne peuvent voir que ce que l’on veut bien leur montrer, années 90, les voici libres d’aller à leur guise, mais il fait si froid qu’ils ne peuvent en profiter, que les lèvres de Maurice éclatent et saignent sous les gerçures. Les Seychelles, pour « La Semaine du Créole », où une trentaine de participants font découvrir danses, musique, théâtre, carnaval des Antilles. La compagnie Air France, quand il fallait promotionner la Caraïbe comme destination, faisait volontiers appel à Maurice Jallier et compagnie ! Mais si l’artiste a beaucoup parcouru le monde, « le cœur de l’homme Maurice est ici », ainsi le proclame sa chanson « Sœurs jumelles », deuxième couplet :
Paris ville de lumière, soley la pli to ra
Rome la ville éternelle, mé a Rome pa ni rhum
Yo parlé di New York, Rio, Londres ou Bangkok
Mé si-w lé jwenn’la vi, fanm, rhum é soley, fòk vini o péyi.
Découvrir, ou redécouvrir l’odyssée de la famille Jallier, partagée entre les Antilles et l’Europe, écouter Thierry et le regarder sourire, chanter, danser même pour clore la matinée aux bras d’une jolie spectatrice qui est venue l’inviter, c’est savoir que des ponts peuvent toujours être lancés d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre. Il suffit pour cela d’être soi-même, et d’avoir face à soi, des hommes de bonne volonté. Et comme le disait Maurice, « je ferme les yeux pour ne pas voir les laideurs de la vie ». Être avec Thierry et Maurice, c’est se rappeler aussi les vertus de la transmission, et qu’elle est primordiale afin que ne se perde pas le patrimoine d’un peuple. La présence dans la salle de collégiens venus en voisins de l’établissement Julia Nicolas, ou d’un peu plus loin du Couvent Saint-Joseph de Cluny, témoigne de cette importance. Le pont est donc jeté aussi d’une génération à l’autre, et Ghislaine la grande dame, familière de ces réunions du mercredi, se fait notre interprète quand elle écrit pour Thierry une bien belle lettre de remerciements et de reconnaissance. Autre cadeau, les biographies du père et du fils, écrites en braille par Carole.
Et pourquoi ne pas terminer sur ces mots de Sénèque repris par Aimé Césaire, qu’à bon escient nous rappela le professeur accompagnateur des élèves de Julia Nicolas, et qui résument si bien ce qui aujourd’hui nous fut montré : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».
PS : On peut se procurer le disque compact « Réflections », réalisé en 2010 par le groupe « Koktel », auquel appartient Thierry. Également le deux titres « Prête-moi tes yeux », au profit de l’Association.
On peut retrouver les textes des lectures faites, « Treize questions posées à Maurice Jallier », dans le livre intitulé « 100 grands témoins de la Martinique ».
Fort-de-France, le 5 juin 2019