— Par Yoshvani Medina —
« Ana en el trópico », ou de la nécessité être soi-même sans complexes.
Il neige à New York, ma fille m’a demandé une photo à côté de la statue de la liberté, et si je la fais aujourd´hui, ma petite pensera que la statue est blanche. Blanche neige qui tombe sur les milliers d’enfants qui marchent sur Broadway, et que je vois depuis le restaurant du Marriot, le gratte ciel qui abrite le mythique théâtre homonyme.
J’ai rendez-vous avec deux personnes qui travaillent dans le milieu ici, et qui me prient d’écrire mes pièces comme on conçoit un spectacle pour enfants. Il faut leur proposer un texte fluide, clair, compréhensible, il faut les épater, mais avec ce qu’ils attendent, me disent-ils. Il faut des histoires linéaires, sans flash-back, sans dialogues grossiers, sans situations tordues, bref, avec la clarté et la magie que les enfants demandent, mais pour les adultes, parce qu’au fond d’eux mêmes, les adultes n’ont pas grandit, ils ont autant besoin des histoires que les enfants.
Et la plupart des gens qui viennent au théâtre ce sont de vieux riches qui ne veulent pas être choqués, me dit mon interlocuteur secouant le manuscrit de mon texte « Merde ! », qu’il trouve génial comme idée, dommage comme traitement et non-présentable comme titre. Do you understand, Mister Medina?
J’avais pris un taxi une demi heure avant, à la sortie du Repertorio Español, le seul théâtre de New York qui propose une programmation annuelle entièrement en espagnol, sur-titrée en anglais la plupart du temps. J’avais vu « Ana en el trópico », du cubain Nilo Cruz, un truc fluide, clair, compréhensible, Prix Pulitzer de Drama 2003. La pièce avait fait un véritable tabac, au point qu’une grande partie du public est restée pour féliciter la production et prendre quelques autographes du starring.
Le Repertorio Español a été fondé en 1968, avec l’objectif de présenter des pièces représentatives et de haute qualité du répertoire latinoaméricain et espagnol. Et je me disais, pourquoi ne pas faire la même chose à Paris avec le théâtre qui s’écrit et/ou se fait aux Antilles ?
Parmi les récompenses qu’ils ont obtenues se trouvent quatre Prix Obie (l’Oscar du Off Broadway et Off Off Broadway) ; un Drama Desk Award, en 1996 ; plusieurs Prix ACE (Association de Chroniqueurs du Spectacle), et une distinction très importante de la part du Gouverneur de New York, pour l’ensemble de la trajectoire artistique de la Compagnie.
Leur directeur et metteur en scène historique est le cubain René Buch, qui a monté pratiquement tout ce qui brille et pèse dans la dramaturgie mondial : Shakespeare, Lorca, O’Neill, Albee, Calderón de la Barca, Pirandello, Tennessee Williams, Lope de Vega, Tirso de Molina, et j’en passe…
Il faut dire que la salle n’a rien à envier aux autres théâtres Off Broadway et Off Off Broadway : cent quatre vingt deux fauteuils, une scène de dix mètres d’ouverture et un petit peu plus de profondeur, avec tout ce que la technique moderne peut exiger d’un théâtre, et tout cela à deux rues de la célébrissime Park Avenue.
En regardant le programme j’ai compris comment ils font pour survivre. Ils n’hésitent pas à demander une souscription au public. Et tous ceux qui donnent de l’argent voient leur noms sur les programmes, en plus de déduire ces dons de leurs impôts.
Ceux qui donnent entre cent et quatre cent quatre vingt dix neuf dollars par saison, apparaissent dans la rubrique « supporting actor », j’ai compté cinq cinquante sept noms. Les « featured performer » donnent entre cinq cent et neuf cent quatre vingt dix neuf dollars, il y avait vingt trois. Les « headliner » donnent entre mille et cinq mille dollars, j’en ai compté dix huit. Et enfin, les dix « superstars » qui donnent sans mesurer, rien que pour le plaisir de voir survivre une compagnie de théâtre qui met en scène le meilleur du répertoire mondial en espagnol. Et je me suis dis, pourquoi ne pas faire la même chose à la Martinique, avec les milliers de personnes qui sont venus nous voir ces dernières années ?
Ce système de dons leur permet de faire jeu égal avec les autres théâtres d’ici, qui n´hésitent pas à se payer les meilleurs acteurs de Hollywood : entre autres et en même temps on peut trouver ces jours-ci à Julienne Moore (« Hannibal ») et Bill Nighy (« Pirates des Caraïbes ») dans « The vertical hour », aussi à Ethan Hawke (« Le cercle des poètes disparus », « Training day ») dans « The coast of Utopia » ; ou encore F. Murray Abraham, « oscarisé » en 1984 par son rôle de Salieri dans « Amadeus » et qu’on peut voir dans « Le marchand de Venise », de Shakespeare.
Pour la première d’ “Ana en el trópico”, le Repertorio Español s’est payé les services de Denise Quiñones, Miss Univers 2001, et du latin lover cubain Francisco Gattorno (Fresa y chocolate). Pour la reprise, la version que j’ai vue, c’est la sculpturale Selenis Leyva (« Marie pleine de grâce »), qui avait repris le rôle protagoniste féminin.
Cette histoire linéaire, sans flash-back, sans dialogues grossiers, sans situations tordues, fonctionne du feu des dieux. Nilo Cruz a situé l’action d’« Ana en el trópico » dans une fabrique de cigares au sud des États-Unis, près de Tampa, vers la fin des années vingt. Dans ce village perdu, le progrès est entrain d’arriver, le procédé traditionnel qui consiste à rouler les cigares à la main se voie menacé par l’arrivée de machines. Par ailleurs, une autre arrivée va bouleverser la petite entreprise familiale, composée majoritairement d’émigrants cubains: il s’agit d’un nouveau lecteur (des personnes chargées de lire des romans avec le but d’entretenir les rouleurs de cigares), le lecteur précédant, un noir plein de charme, était parti avec la femme d’un des travailleurs de la fabrique. Donc, le nouveau lecteur, Juan Julián (Francisco Gattorno), arrive dans un milieu où les hommes lui sont hostiles, mais les femmes elles, sont charmées par sa culture et sa masculinité.
Très vite une de sœurs de la famille, Conchita (Selenis Leyva), qui est mariée avec un des rouleurs, va tomber amoureuse de Juan Julián, et va avoir une relation très intense avec lui.
Pour ne rien arranger, Juan Julián choisi le très touchant roman « Ana Karénine », de León Tolstoi, pour entretenir les travailleurs. Et très rapidement vont apparaître les parallèles entre le mari cocu du roman, l’amant et l’épouse adultère. Le roman exacerbera l’imagination de chaque travailleur, et le fera prendre partie dans le conflit.
Nilo Cruz arrive à imbriquer des extraits du roman de Tolstoi avec le texte de sa pièce, au point que les uns se perdent dans l’autre comme l’eau dans l’eau. En plus d’être une histoire singulière, profondément dramatique et littéraire, « Ana en el trópico » est une histoire résolument cubaine, et c’est dans ce sens là que le metteur en scène René Buch a appuyé, pour faire ressortir sans complexes une « cubanité » dans le dire, dans les mouvements des acteurs, dans les combats de coqs, dans les costumes, et dans la mécanique scénique en général, qui a laissé pantois le public dans la salle.
Do you understand, Mister Medina? M’a demandé mon interlocuteur avec son fort accent « neoyorkin« , en me faisant comprendre que l’école américaine prime sur toutes les autres ici à Broadway, et que si on veut faire partie du troupeau des élus, de ceux qui gagnent un ou deux millions de dollars par an, on doit entrer dans le moule.
Et moi j’ai pensé à ma fille qui ne connait pas la neige, ni les histoires compliquées qu’écrit son père. Son père qui est convaincu qu’on doit écrire comme on le sent parce que sinon il n’y aurait pas existé de Shakespeare, de Molière, de Calderón de la Barca, qui n’écrivaient comme personne avant eux, et qui sont restés inégalés.
Quelques jours après, René Buch me recevait au Repertorio Teatral, il n’avait pas lu mon texte, mais m’avait reçu Dieu sait pourquoi. Et je lui avais posé la question par rapport au style de chaque créateur, et á la sacro-sainte école américaine.
Je suis persuadé, que beaucoup ontune réponse très arrêtée la dessus, mais je vais dire ce que je pense : la « cubanité » était très importante dans « Ana en el trópico » parce qu’elle redonnait sa véritable essence au texte. Il faut être comme on est, que cela fasse plaisir aux uns ou aux autres, et qui ne ressent pas ce plaisir d’être soi, est incapable de le provoquer chez quelqu’un d’autre, m’a dit René Buch, avec une lueur complice dans ses yeux.
Do you understand, Mister Medina? M’a demandé l’autre monsieur, avec le même accent « neoyorkin« . Et j’ai répondu que yes, que je comprenais tout, et que je tâcherai de le faire comprendre, dorénavant, à tous ceux qui envisagent de faire ce métier au plus haut niveau.
Je suis redescendu du Marriot, j’ai pris un taxi en plein Broadway et j’ai dit au chauffeur de m’amener chez moi, tout en sachant que malgré le fait que je ne sois pas chez moi, chaque théâtre, chaque affiche, chaque échec et chaque succès dans cette ville m’appartient un peu, parce que la patrie d’un dramaturge est l’humanité.