— Par Yoshvani Medina. —
Manhattan, où bat le cœur du théâtre américain, est une île, comme Cuba, comme la Martinique ; une île entourée par une rivière. Donc la Hudson est un peu comme la Caraïbe, et moi je suis un ilien, théâtreux, qui a l’impression de revenir pour la première fois chez lui. J’ai ce sentiment de (re)-connaître les endroits que je découvre.
Ma première sortie est à Broadway, ici le théâtre a été amené á la dimension des gratte– ciels. Des spectacles qui restent à l’affiche pendant des générations : cette version de « The Chorus Line », que j’avais vu à Rome, en 1998 ; « Mama Mia ! », qui célèbre son cinquième année à l’affiche, et ses cinq nominations aux Prix Tony (l’Oscar de Broadway) dès l’année de sa sortie, en 2002 ; « Les Monthy Pytons » ou « Le Roi Lion », aussi fameux que n’importe quelle production de Hollywood. Des musicales, dans sa grande majorité, des leçons spectaculaires de savoir-faire pour entretenir et conforter un public qui paie entre 100 et 300 dollars le fauteuil, parfois moins, parfois plus.
C’est très bien pour le théâtre paillette, mais ici arrivent aussi des productions moins musicales. « Doubt » a gagné le Prix Pulitzer de Drama en 2005, cela m’intéresse de savoir comment arrive à la Mecque du bruit et de la lumière, une pièce qu’un mec un peu plus allumé, ou illuminé que nous autres, et qu’il a écrit depuis la solitude et le silence.
Je constate que le théâtre que je cherche se trouve majoritairement Off Broadway. Et encore plus Off Off Broadway. Voilà les trois catégories pour le théâtre dans cette ville. A Broadway on trouve les grandes productions, des théâtres avec des milliers de fauteuils, les Prix Tony.
En Off Broadway et Off Off Broadway les choses sont beaucoup moins commerciales, dans le sens artistique, même si tout spectacle qui est à l’affiche ici se doit de gagner de l’argent, sous peine de disparaître rapidement.
Il existe des tas de façons de savoir si un spectacle marche ou pas. Par exemple, la méthode des avant-premières : avant sa sortie officielle une pièce est à l’affiche pendant à peu près deux semaines, une manière très effective de roder le spectacle, mais aussi de savoir s’il sera rentable ou non.
Ici les Prix s’appellent Obie. Il existe, comme partout, des compagnies, des directeurs très importants. Dans le Off Broadway, John Turturro, qui est connu par le grand public comme acteur dans des films comme « Do the right thing » de Spike Lee, « Big Lebowski » ou « Barton Fink » met en scène la nouvelle pièce de la dramaturge française Yasmina Reza, « A spanish play », avec le Classic Stage Company de New York. C’est noté, j’irai la voir la semaine prochaine.
J’ai vu aussi à l’affiche dans le Off Off Broadway le dernier spectacle de Jan Fabre, « Je suis sang ». Le plasticien et metteur en scène flamand, véritable terreur de théâtres en Europe, et artiste associé au Festival d’Avignon In en 2005, nous livre une photo en Time Out magazine, où l’actrice Linda Adami fait une fellation à Olivier Dubois à travers un entonnoir.
Puis cette année marque le retour au théâtre d’Alan Ball, à qui le succès Off Broadway de « Five women wearing the same dress » (Cinq filles couleur pêche), lui avait ouvert le chemin du cinéma et la télévision : « American Beauty », avait gagné l’Oscar du meilleur film en 2000, et des séries comme « Six feet under », « Oh grow up », « Cybill » ou « Grace under fire », l’ont fait un habitué des petits écrans mondiaux. La pièce s’appelle « All that I will ever be » (Tout ce que j’ai toujours voulu être), mise en scène de Jo Bonney (Prix Obie 1998 pour l’ensemble de sa carrière de metteur en scène), au New York Theatre Workshop, une compagnie très importante qui célèbre cette année son 25ème anniversaire.
J’ai noté « Ana en el Trópico » (Anna in the tropics), le Prix Pulitzer de Drama 2003, du cubain Nilo Cruz, la seule pièce en espagnol à l’affiche est présentée au Repertorio Español, à deux rues de Park Avenue. Ce sera l’occasion de prendre un RDV avec René Buch, le directeur artistique, et de lui faire connaître l’œuvre d’Ulises Cala et « Merde ! ».
BROADWAY, -11º, NEIGE, PREMIER SPECTACLE.
La MaMa ETC, peut-être la plus importante troupe de ces dernières années dans le monde, propose une version d’ « Antigone », de Sophocle, écrite par le grand Seamus Heaney, Prix Nobel de Littérature 1995, pour célébrer le 45ème anniversaire de sa fondation.
La MaMa Experimental Theatre Club, sous la direction de sa fondatrice et directrice artistique Ellen Stewart, a été pendant 45 années un paradigme du théâtre alternatif américain, melting pot de tendances et sensibilités artistiques qui ont pris comme philosophie la transgression, et comme drapeau le risque dans toute l’extension du mot.
Ils sont passés d’un vieux garage avec neuf chaises en 1961 à un complexe artistique multifonctionnel qui inclut trois théâtres, six salles de répétitions, une galerie d’art, et différentes autres salles pour le stockage et la documentation. Ils ont gagné plus de cinquante Prix Obie, et des dizaines d’autres récompenses au niveau national ou international.
La MaMa a été la première troupe à faire venir Jerzy Grotowski aux USA, dans les années soixante, mais aussi Tadeusz Kantor, Tadeusz Rosewicz et Andréi Serban, des véritables pionniers du théâtre d’avant-garde en Europe. Ils ont aussi amené pour la première fois en Amérique le théâtre contemporain indien avec Asif Currimbhoy et Gucharan Das, l’avant-garde japonaise des 70’s avec Shuji Terayama et Higashi Yutaka, et Kazuo Ohno, le père du Butoh. Ils ont aussi fait venir aux USA des créateurs africains trés importants comme l’ivoirienne Rose Marie Giraud, Le Dance Theatre of Zaire ou encore Duro Ladipo, de Nigérie.
Au total ils ont accueilli plus de soixante dix compagnies internationales qui ont présenté au public américain une grosse partie du meilleur du théâtre contemporain mondial.
Quand on regarde cette distribution d’Antigone, on se demande où on est tombé. Les acteurs qui font partie du chœur ont des carrières superbes comme baryton ou soprano, entre autres, et travaillent régulièrement dans les plus grands opéras et spectacles musicaux aux Etats-Unis, mais aussi en Europe et Australie. Ils viennent des quatre coins du pays, et ils affichent l’endroit où ils s’entrainent régulièrement avec la même fierté avec laquelle ils parlent de leur tournées mondiales.
Ce culte au training m’a interpellé profondément. Non le fait de s’entrainer pendant huit heures par jour, sinon le fait de mentionner l’établissement où ils le font, comme une manière de remercier cet anonyme endroit où la discipline et la souffrance transforment les couteaux en fleurs.
Que dire sur les protagonistes ! Jessica Crandall (Antigone), a joué les rôles principaux dans les plus grandes productions de ces deux dernières années : Juliette, dans « Roméo et Juliette » ; María, dans « West Side Story » ; Isabella, dans « Measure for Measure » ; Portia, dans « Julius Caesar ». Non seulement elle plante une Antigone touchante et hallucinée, en plus elle touche et hallucine quand elle chante avec une voix soprano qui semble venir de l’au de-là. Elle semble flotter sur scène, non comme un papillon sinon comme une guêpe, avec cette dimension autodestructive qu’ont ces insectes, mais aussi avec cette fragilité qui nous rappelle que les guêpes, comme les Antigone, ne sont finalement que des petits êtres, vivants, courageux, en quête de survie. Quand cette Antigone américaine demande justice à ce vieux Créon, c’est un cri d`humanité qui sort des entrailles de la femme universelle. Jessica Crandall m’a donné la chair de poule lorsqu’à la fin elle chante à capella sa réplique. A ce moment j’ai pensé à ce vieux poète Seamus Heaney, qui a consacré sa vie au lyrisme, je pense que cette interprétation est à la hauteur de ses vers.
Le roi Créon, Frank Anderson, beaucoup plus chevronné et médiatisé, a travaillé dans le film « The Prince of Homburg », avec Frank Langella, et on peut le voir ici dans la très populaire série « Law and Order », tous les jours en prime time, sur une des plus grandes chaines nationales. Son interprétation de Créon est basée sur la mesure et le rythme, ses attaques sont très comptées dans la pièce, sans rien faire, sans jouer à peine, il laisse transparaître une cruauté effrayante, un goût maladif pour le pouvoir et une haine sanguinaire pour tous ceux qui s’y opposent. Il passe des larmes aux éclats de rire sans le moindre artifice, de façon très fluide et organique, et malgré ses kilos de plus, le contrôle de son centre de gravité est constant et absolu.
Mais, au de-là des interprétations individuelles, ce qui m’a interpellé le plus c’est le travail du chœur. Imaginez vous dix personnes omniprésentes sur scène pendant un spectacle de deux heures, qui chantent, narrent l’histoire, jouent, parlent avec les protagonistes, et aident, avec des mouvements très sobrement chorégraphiés, à faire monter l’intensité dramatique jusqu’au climax.
Alexander Harrigton a lâché un chef d’œuvre en ce début de saison et la MaMa ETC peut être fière de ce spectacle, joué à guichet fermé tous les soirs devant quatre vingt personnes, transportées dans le temps et l’espace vers une dimension de l’émotif, qui est, à mon avis, la différence essentielle que nous avons avec les hyènes.
Quand je suis sorti du théâtre, New York m’a enlacé avec ses moins onze degrés et la neige est tombée sur moi, avec la douceur d’une mélodie sortie tout droit des tripes de la ville, comme les larmes de Jessica Crandall.
Yoshvani Medina.