Une création de BAJOUR, m.e.s.. Leslie Bernard
Festival d’Avignon off 2018
La Manufacture
Voici un parfait exemple de création collective, dans la forme comme dans l’esprit. L’objet s’y prête singulièrement: c’est la thématique inépuisable de la réunion de famille, qui connaît un vrai succès sur la scène (Lagarce) comme à l’écran (X. Dolan). A ceci près qu’il ne s’agit pas du retour d’un seul dans le creuset familial, mais du retour de quatre frères dans une famile dispersée de sept enfants. or, qu’est-ce qui réunit les familles?? Les mariages et les enterrements. On se retrouve donc pour enterrer le père. Le père, c’est donc le grand absent, et c’est aussi le soleil autour duquel gravite toute la fratrie. D’où le désarroi du clan et la remise en cause de tous les rapports familiaux. Ajoutons qu’il y a plus absent que l’absent: le père est certes mort, mais on ne parle que de lui, tandis que la mère est non seulement totalement absente mais jamais nommée, pas même une allusion! Juste un déni total, et on comprend que l’univers familial qui semble s’organiser autour de la figure du père, tourne en fait autour d’un trou noir, la mère.
Mais le jour des retrouvailles, c’est aussi celui du bilan, voire du règlement de comptes. D’où un dialogue et une suite de scènes glissant inéluctablement du comique au dramatique. c’est la vérité des relations qui pointe à travers le défilé des souvenirs: on est heureux de se remémorer ensemble, on regarde les photos, et insensiblement les commentaires tournent à l’aigre et dévoilent ce qu’on n’avait jamais osé dire ou penser. Terrain glissant que celui des souvenirs supposés communs, mais qui cachent des points de vue divergents pour ne pas dire franchement hostiles. Mais qu’est-ce qui est le plus funeste dans la fratrie, les haines rances ou l’amour inavouable?
Peu à peu on se dirige vers le coeur névralgique de la fratrie, l’inceste qui fait imploser tous les rapports que l’on croyait installés.
Il fallait donc un travail collectif solide pour faire vivre un tel drame sur le plateau.
Ce fut donc une oeuvre commune écrite à huit, à grand renfort d’improvisation, d’exploration, et de mise en commun d’idées et de références (Eribon, Lagarce, Bourdieu, Nizan), et de participation du public (à cet égard, le début du spectacle est savoureux). C’est en cela que ce spectacle reflète la tendance profonde de nos démocraties contemporaines, dans ce qu’elles peuvent porter de plus vivace. On le mesure mieux quand on compare cette pièce au spectacle proposé sur la même scène par le metteur en scène chinois Meng Jinghui et sa troupe: ici un collectif obéissant à merveille, comme une grande machine, à un projet individuel, là une vraie création collective où chacun est non seulement directement concerné mais est en plus créateur.
A la favuer de cette comparaison , il apparaît en outre que ce qui intéresse au premier chef le public occidental ce sont les affres des relations familiales où on cultive le non-dit et les ressassements, tandis que le théâtre des années 30 et jusque 1970 s’intéressait surtout au destin collectif des sociétés et aux fresques historico-politiques.
On ne sera donc pas étonné des glissements de registres, des variations de ton et de rythme,des accents psychalanytiques, du jaillissement des répliques et de l’humour grinçant typique de l’intelligence collective. Il y a des scènes d’anthologie: je ne mentionnerai que celle où les sept frères et soeurs (une des deux soeurs a définitivement rompu avec le clan) jouent au ralenti les actions les plus spectaculaires du match que l’équipe de France a disputé contre le Brésil en 1998. C’était d’autant plus savoureux au lendemain du soir où l’équipe de France venait de se qualifier pour la demi-finale de la coupe du monde en Russie.
On rit jaune ou on rit de bon coeur, on souffre avec eux, ils sont attachants, fragiles, épatants et tellement vrais! Impossible que chacun n’y retrouve pas des éléments de sa propre histoire familiale.
On peut être certain que le spectacle fera une belle carrière: si on l’a raté à Avignon, on pourra d’ores et déjà le retouver le 18 décembre à l’espace 1789 de Saint-Ouen.
Michèle Bigot