— par Janine Bailly —
Sur notre route, il y eut tout d’abord Avignon l’incontournable, son Festival In tout empreint de gravité pour nous parler de notre histoire et de notre humanité, en une programmation éclectique qui fit la part belle aux pièces données en langues originales sur-titrées. Aux nombreux articles déjà parus sur le présent site, je n’ajouterai que notre émerveillement à retrouver la Carrière Boulbon, lieu magique où, à la belle étoile, s’égrenèrent, dans la douceur de la nuit provençale, les cinq heures du Karamazov de Jean Bellorini. Du roman, traité en tragédie, le metteur en scène a choisi de mettre en lumière les questions essentielles qui hantent l’œuvre de Dostoïevski. Sur des rails circulent des cages de verre qui sont le lieu d’affrontements familiaux, et qui donnent à cette adaptation la dimension d’un huis-clos enflammé et cruel.
Mais Avignon, c’est aussi le Festival Off ; la ville enguirlandée d’affiches plus ou moins jolies, porteuses de titres plus ou moins heureux ; les prospectus que l’on vous brandit à chaque détour du chemin, jouets du mistral quand il se lève ; la litanie en vogue, censée allécher le client, et qui oscille entre « c’est hilarant, réjouissant », « c’est original et poétique », ou encore « venez, vous verrez, je fais tous les rôles », tant il est vrai que dans cette jungle aux centaines de troupes chacun est arrivé bardé d’un espoir un peu fou. Trêve de mauvais esprit, chacun cherche sa chance dans ce caravansérail bigarré, et tant pis si l’âme perdue des poètes frémit encore sous la chaleur des vieilles pierres ! Et puis, il se peut que vous découvriez, surprenante car inattendue, nichée au cœur d’une salle minuscule, la pépite d’une jeune Bérénice toute en alexandrins, toute en voiles et en brûlante passion.
Sur la route, qui d’Avignon nous mena en Bretagne, il y eut alors la musique, les trois jours enfiévrés du festival Les Escales, sur le port de Saint-Nazaire. Une ambiance chaleureuse, populaire et bon enfant, galettes-saucisses au menu entre deux concerts de qualité, bière qui coule à flots, déambulation en plein air d’un podium à l’autre, brise marine au soir tombant, senteurs iodées aux prises avec trop d’arômes culinaires, et les quais qui tanguent sous la danse enthousiaste de la foule drue, prompte à la liesse et jamais repue. Entre redécouverte et découverte, des concerts à satiété, des émotions nostalgiques ou toutes neuves : du côté des anciens, ce fut Iggy Pop l’iguane et son « rock reptilien », ou la vitalité du groupe culte de la scène pop-rock des années 2000, Louise Attaque, enfin revenu au monde de la chanson après une longue pause de huit années. Mais comme à chaque édition, fidèle à la mission qu’il s’est donnée, le festival s’est ouvert sur le reste du monde, un monde moins connu avec lequel il est bon de partager, en ces temps de repli identitaire et de querelles de clochers. Plaisir de retrouver l’infatigable feu follet dansant, Johnny Clegg le zoulou blanc, puisqu’aussi bien, aux côtés de l’Égypte, du Sénégal ou de Cuba, l’Afrique du Sud était à l’honneur, incarnée par une dizaine de groupes à la jeunesse talentueuse, souvent venus de Cape Town, et dont je retiendrai Petite Noir, ses musiques sans frontières, et ses paroles audacieuses pour poser le problème de la mixité culturelle et de l’identité.
Sur la route qui de Bretagne nous mena en Lorraine, il y eut d’abord une brève escale d’un soir, pour, assis sur les pavés aux pieds de la statue du duc Leszczynski, admirer le son et lumière projeté sur la toile de fond des blancs immeubles de la mythique place Stanislas. Il y eut surtout cette expérience, à nulle autre pareille, au festival du Théâtre du Peuple de Bussang. Modeste bourgade montagnarde, nichée au cœur de cette verte vallée de mes Vosges natales où prend naissance la Moselle, Bussang chaque été voit déferler des milliers de vrais amoureux du théâtre, épris d’authenticité, et venus de tous les horizons autant que de toutes catégories sociales, participer à la grande fête des mots partagés. Ici, la mixité n’est pas un vain mot, où l’on voit l’enfant côtoyer sur les bancs de bois de la grande salle l’aïeule qui a su garder sa jeunesse d’âme. Ici la devise inscrite au fronton du bâtiment, « Par l’art, pour l’humanité » garde tout son sens, les spectacles toujours de qualité étant l’œuvre commune d’acteurs professionnels et d’amateurs, la population s’investissant qui sur scène, qui à l’accueil, qui au service de restauration offert sous les grands arbres du parc, la convivialité, le bon esprit et la chaleur humaine étant de mise avant, pendant et après les spectacles. Et l’on sent bien que flâne encore sous l’arche de bois et d’écorce, peu à peu édifiée au cours du siècle passé, et venue abriter les représentations qui à l’origine se donnaient en plein air sur la prairie, l’on sent bien que flâne encore l’esprit tutélaire du créateur Maurice Pottecher. Véritable précurseur du théâtre populaire façon Jean Vilar, il voulait « un théâtre à la portée de tous les publics, un divertissement fait pour rapprocher les hommes et gommer les clivages sociaux et culturels ». Lui-même écrivain, il donnait cette définition propre à éclairer ce qui aux yeux de certains pouvait paraître une utopie : « J’entends par théâtre populaire celui où les divers éléments, dont l’ensemble constitue un peuple, peuvent prendre place et s’intéresser également à l’œuvre présentée ». Peut-être qu’ici souffle encore ce qui fit en ses débuts la beauté et la générosité du festival d’Avignon…
Au programme, en cette année qui marque le 400e anniversaire de la mort de Shakespeare, Le songe d’une nuit d’été, si bien en harmonie avec le cadre, joué d’alerte façon par des comédiens à la verve communicative, et qui ont su montrer toute la jeunesse et la vigueur de la parole du maître, monument de la littérature anglaise ! Quant aux habitués du lieu, ils attendaient le moment magique, l’instant incontournable où coulissent en fond de scène les portes de bois, dévoilant la claire forêt vosgienne dans sa lumière d’été. Ce fut tout à la fin que l’émerveillement eut lieu, lorsque la nuit enchantée prenant fin, une ronde et grosse et blanche lune fut roulée dans l’espace ainsi ouvert. Une salle annexe, plus intime, complétait l’hommage par deux petites formes : « Mon cœur pour un sonnet, forme théâtrale dansée autour des sonnets de Shakespeare », moment de poésie et de grâce très touchant, et « Macbêtes, les nuits tragiques », étrange théâtre de petits insectes automates manipulés par un duo grimé pour donner, selon Télérama « Une vision cauchemardesque et inventive de l’œuvre de Shakespeare, intemporelle satire de la perfidie ordinaire ». Hélas, nous ne pûmes assister à William’Slam, mis en scène par Vincent Goethals lui-même, directeur du Théâtre du Peuple depuis septembre 2011, et qui nous a proposé sur la grande scène un Lady First ébouriffant, sur un texte de Sedef Eder, dramaturge contemporaine née à Istanbul. Un texte d’une effrayante modernité, « le portrait au vitriol comique et acerbe » de Isthar, reine d’une république bananière imaginaire, vue au moment de son implosion. Portrait aussi de nos sociétés, de leurs excès et de leurs dérives, farce tragique servie par une mise en scène astucieuse et novatrice, dans laquelle les ministres sont contactés par Skype, et les secrets ou les monologues intérieurs révélés sur des écrans par des images oniriques… tout concourt à rendre convaincante cette réflexion sur l’horreur attachée à toute dictature.
Et l’été prit fin, nous laissant en partage une moisson riche, diverse et singulière, à emporter et à méditer, afin que toujours l’art et les artistes tentent de sauver le monde !
PS : pour mieux connaître la genèse du Théâtre du Peuple, lire l’article de l’Humanité, en date du 10 août 2015, et reproduit sur ce site
Janine Bailly
Photos Paul Chéneau
Fort-de-France, le 5 septembre 2016