— Par Jeanne Ferney —
Qu’il est beau, le décor imaginé par Christian Tirole et Jean-François Sivadier au Théâtre de l’Odéon. De grands rideaux transparents fendent la scène, reflétant la lumière qui ondule comme à la surface d’un lac. Ou sur l’eau qui alimente les thermes, « cœur battant » du bourg de province où se déroule Un ennemi du peuple (1).
Jean-François Sivadier : « La mise en scène est d’abord inscrite dans la partition »
Les curistes viennent de loin pour y soulager leurs articulations rouillées. De quoi garantir la popularité du préfet Peter Stockmann, même si c’est son frère, le docteur Tomas Stockmann, qui en a eu l’idée. Autrefois dans la gêne, désormais chargé de cet établissement florissant, le médecin mène une vie paisible auprès de son épouse et de ses trois enfants. Mais quelque chose le chiffonne. Après vérification auprès d’un laboratoire, ses soupçons sont confirmés : les eaux de la station sont contaminées. Certes, les clients repartent les jambes légères, mais avec une maladie infectieuse…
Arrêt de mort sociale
Fier de contribuer à l’intérêt général en révélant ce scandale sanitaire, le docteur remet sans tarder un rapport étayé à son frère. Il s’imagine déjà célébré en citoyen modèle. Il vient, en réalité, de signer son arrêt de mort sociale. Car le préfet a bien l’intention d’étouffer l’affaire. Une fermeture pour travaux pèserait lourdement sur les finances de la commune. Les administrés vont « casquer ». Qui, à part un « ennemi du peuple », aurait intérêt à scier la branche sur laquelle toute la ville est assise ?
Pressions, chantage, menaces… Notre écologiste avant l’heure découvre la solitude du lanceur d’alerte. Ses soutiens le lâchent, y compris le rédacteur en chef de la gazette locale, parangon du journalisme libre qui s’empressera de retourner sa veste du côté de ses intérêts personnels.
Surtout, ne pas se mouiller
Dans le rôle du bouc émissaire, Nicolas Bouchaud, partenaire de longue date de Jean-François Sivadier, sue sang et eau. D’abord fiévreux, puis hagard, et enfin incontrôlable, il est exceptionnel de bout en bout. À ses côtés, des comédiens enthousiasmants, de Jeanne Lepers (la fille de Tomas, institutrice aux idées progressistes), à Stephen Butel, hilarant petit-bourgeois jaloux de son capital. Voilà un homme passé maître dans l’art de farder sa lâcheté en saine modération. Surtout, ne pas se mouiller !
La charge d’Ibsen contre la société norvégienne est féroce. Et pour cause, le dramaturge, échaudé par l’accueil sévère réservé aux Revenants, sa précédente pièce, a une revanche à prendre. Avec Un ennemi du peuple, il répond à l’agressivité par l’agressivité. Il fait pire et, puisque l’opinion publique se nourrit de paradoxes, cela marche.
Parodie des blockbusters
Il y a chez son personnage, victime de la « majorité compacte », un peu du Galilée de Bertolt Brecht, une pièce à laquelle Jean-François Sivadier s’est d’ailleurs frotté il y a quelques années. Mais Tomas Stockmann n’est pas tout à fait un héros tragique. Et son machisme est plus exemplaire que sa pratique approximative de la médecine… Comme pour mieux éviter la grandiloquence, le metteur en scène n’hésite pas à le ridiculiser, parodiant ces blockbusters américains dont le protagoniste se bat seul contre tous, sur fond de musique tonitruante.
La satire y perd un peu de son âme d’origine. Mais elle gagne en puissance, dans cette adaptation qui multiplie les références à l’actualité. Ainsi de l’acte IV, pivot de l’intrigue, dans lequel Nicolas Bouchaud, débridé, accompagne son personnage vers la radicalité. Il fustige le mépris des élites et le cynisme des décideurs économiques. Il tourne populiste.
Face à lui, des spécialistes de la « novlangue », vantant la « révolution en marche »… On s’arrache le micro, on s’invective. On se croirait devant un débat télévisé à la veille d’élections. De la Norvège du XIXe siècle à la France d’aujourd’hui, il n’y a qu’un pas. Jean-François Sivadier et sa troupe le franchissent allègrement. Et avec quel talent !
Un ennemi du peuple
de Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier
Odéon – Théâtre de l’Europe, à Paris
À Avignon, Ibsen en état de choc
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Jean-François Sivadier en quelques dates
11 juillet 1963. Naissance au Mans. Il se forme à l’école du Théâtre national de Strasbourg (TNS).
1996. Italienne avec orchestre (repris en 2003 sous le titre Italienne scène et orchestre, qui lui vaut le grand prix du Syndicat de la critique).
2000. Artiste associé au Théâtre national de Bretagne (TNB).
2002. Présentée au Festival d’Avignon, son adaptation de La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht, rencontre un grand succès public et critique.
2004. Il met en scène Madame Butterfly, de Puccini, à l’Opéra de Lille et signera ensuite de nombreuses productions lyriques.
2007. Devenu un habitué d’Avignon, il en fait l’ouverture avec Le Roi Lear, de Shakespeare, dans la cour d’honneur du palais des Papes.
2009. La Dame de chez Maxim, de Georges Feydeau.
2013. Le Misanthrope, de Molière.
2016. Dom Juan, de Molière.
Jusqu’au 15 juin 2019. Rens. : 01.44.85.40.40. et theatre-odeon.eu
(1) Nouvellement traduit par Éloi Recoing, le texte est publié aux Éditions Actes Sud « Papiers ».
Source : LaCroix.com