— Par Selim Lander —
Malte Schwind, qui a commencé à travailler sur Un Diptyque alors qu’il était encore étudiant du master théâtre de l’AMU (Aix-Marseille Université, la nouvelle entité qui regroupe les trois universités d’antan), démontre déjà une maîtrise étonnante de l’outil théâtral alliée à une profonde originalité. Car si tout n’est pas neuf dans sa manière, sa pièce finit par produire sur les spectateurs un effet de sidération qui n’a, lui, rien de commun⋅ Pour comprendre ce qui est visé, rien de mieux que de lui laisser la parole :
« Nous voulons chasser le naturalisme et le naturel⋅⋅ Nous n’aurions pas peur du trop, d’une recherche de la plus grande expressivité de chaque élément théâtral, de l’exagéré, du grotesque, du sale et du bruyant, d’un trop plein, d’un excès, d’un excès de trop de textes, trop de musiques, trop d’images… un excès qui peut-être arrivera à excéder quelque chose, ‘n’importe quoi pour nous faire presque sentir, n’importe quoi pour nous empêcher de penser’ (Fernando Pessoa). Nous ne cherchons pas un théâtre propre. Nous ne cherchons pas un théâtre minimaliste. Nous ne cherchons pas à raconter une histoire. Mais nous voulons un théâtre sale, grotesque, artificiel, anti-sentimentaliste et expressionniste où le spectateur se noie dans les montagnes russes des affects » (1).
Cette note d’intention anticipe assez bien sur le résultat final. Refus du naturalisme – abstraction en ce sens – exagération, grotesque, bande son omniprésente jusqu’à couvrir parfois les voix des comédiens, tout cela est en effet réuni dans le spectacle et concourt à la sidération évoquée plus haut.
La construction de la pièce est problématique puisqu’elle est constituée de deux parties sans véritable rapport entre elles. D’abord un duo, Lamento, entre une comédienne, Louise Narat-Linol (2), et un comédien, Abdelkarim Douima, puis un deuxième volet, Ode, qui mobilise dix comédiennes. Au départ le plateau est nu ou presque : à l’avant-scène, un rétroprojecteur allumé est la seule source de lumière dans la salle ; sur les côtés deux accessoiristes ; au fond deux tas de draps en désordre. Un homme apparaît (il s’agit en fait du metteur en scène) qui recopie une phrase de Pessoa sur le rétroprojecteur : « Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire ». Le premier volet peut alors commencer. Les deux comédiens émergent des tas de draps. Sur un accompagnement de musique baroque, ils s’avancent au pas presqu’immobile des danseurs de butō. On écoute un texte de Rilke où il est question d’une femme enceinte, d’un hôpital. Le duo se poursuit avec des textes empruntés à d’autres auteurs (Dostoievsky, Gombrowicz) mais la tonalité reste assez funèbre et l’on comprend que le malheureux couple, qui s’entretue au passage, n’est que la métaphore de l’humanité souffrante. Le phrasé de Louise Narat-Linol (qui est, comme son partenaire masculin, un peu plus avancée en âge et expérience que le reste de la troupe) est excellent, mais c’est une caractéristique à peu près générale de ce Diptyque où domine la déclamation. Il y a déjà des jeux avec les costumes et de belles trouvailles de mise en scène, comme lorsque une troisième comédienne, vêtue d’une robe grand-siècle, traverse lentement la scène, à deux reprises, afin de remettre successivement à chacun des protagonistes le poignard (en bois) des assassinats. Autre apparition, celle de la bande des « mercenaires » : affublées de moustaches en filasse, coiffées d’un casque fait d’un pot en métal galvanisé et vêtues comme des soldats d’une armée en déroute, elles se chargent de la dépouille de la femme morte, laquelle renaîtra d’ailleurs de ses cendres pour se venger.
C’est cette petite troupe qui sera mobilisée dans le deuxième volet du diptyque, beaucoup moins sombre. Le contraste entre les deux est si grand, tant par la construction (un duo, puis des tableaux avec deux ou trois comédiennes coupés d’interludes réunissant en général toute la troupe) que par la couleur, que l’on se demande si leur réunion est gouvernée par une vraie nécessité. La note d’intention a beau parler de « deux esquisses, sémantiquement séparées, mais formellement liées », la distinction entre sémantique et forme n’est pas claire, au vu de ce spectacle en tout cas (3), et la présentation d’un ensemble aussi disparate ne laisse pas d’interroger. Quoi qu’il en soit, la confrontation des deux volets permet de mesurer la virtuosité du jeune metteur en scène aussi à l’aise pour régler un duo tragique que pour mettre au point des tableaux pleins de verve qui mobilisent jusqu’à une dizaine de comédiennes, non professionnelles de surcroît.
Le deuxième volet commence alors que le premier n’est pas terminé, par l’irruption sur le plateau des « mercenaires » casquées qui installent les éléments du décor (un mur parallèle au fond de scène, fait de divers panneaux juxtaposés, intégrant une porte et deux fenêtres, derrière lequel elles pourront se dissimuler). Le même jeu se répétera à la fin, dans l’autre sens, lorsque le décor sera enlevé – ainsi que tous les costumes et les accessoires utilisés au fil du spectacle qui se trouvaient cachés derrière – tandis qu’une dernière comédienne s’évertuera à achever son monologue. Cette scène finale est au demeurant l’une des plus marquantes de la pièce, avec celle, dans un tout autre genre, qui réunit toute la troupe pour chanter en play back sur un texte en allemand. Le monologue de fin est tiré, quant à lui, du Tropique du cancer d’Henry Miller, un morceau de bravoure dont la comédienne se sort avec les honneurs : juchée au sommet d’un escabeau, elle clame, elle fulmine, elle tempête. C’est à demi dépoitraillée qu’elle achèvera son texte, offrant ainsi aux spectateurs une sorte de remake surréaliste de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Extrait :
« …je vois mon propre crâne ricanant, je vois le squelette qui danse dans le vent, des serpents qui sortent de la langue pourrie et les pages boursouflées d’extase souillées d’excréments. Et je joins mon limon, mes excréments, ma folie, mon extase, au grand circuit qui circule à travers les voûtes souterraines de la chair… » (H. Miller).
Au théâtre Antoine Vitez d’Aix-en-Provence, le 23 octobre 2014.
(1) http://endevenir.org/theatre/un-diptyque/
(2) Malte Schwind et Louise Narat-Linol entament parallèlement tous deux une carrière de critique : le premier sur le blog L’Insensé (http://insense-scenes.net/), la seconde sur le site du Théâtre Oracle (Marseille – http://www.theatreoracle.com/ »).
(3) Ou faut-il voir la similitude formelle dans le fait qu’il s’agit dans les deux cas de montages de textes ?