Un dimanche au cachot, de Patrice Chamoiseau

Le marqueur de paroles et ses maîtres

— Par Guillaume PIGEARD de GURBERT —

Deux remarques préalables : d’abord, Un dimanche au cachot, je vais y revenir, ne se donne pas au lecteur comme un objet interrogeable de haut ni de loin depuis un observatoire critique, mais place bien plutôt d’emblée le lecteur lui-même au cœur même du livre en en faisant un simple personnage. En sorte que Chamoiseau frappe par avance, sinon d’impossible, du moins de ridicule toute lecture critique de son roman, lequel n’a pas de mots assez durs contre les « verbiages du lecteur. » Ensuite, une œuvre vit d’une infinité de lectures, non seulement de la multiplicité de lecteurs qui s’y exposent, mais de la multiplicité de lectures dont est capable un même lecteur à différents moments de son existence. Si bien que mon ambition sera ici de n’être pas tant Le lecteur d’Un dimanche au cachot qu’un simple patient de cette œuvre parmi une infinité d’autres possibles.

I. « LIBRE ET INFIDELE »

Que Patrick Chamoiseau est un étonnant créateur de personnages en même temps qu’un immense créateur de langues, nous le savons depuis le début. De Solibo à Texaco, et jusqu’au molosse lui-même de L’esclave vieil homme, sans parler du négrillon d’Une enfance créole ni de Gros Lombric, c’est tout un peuple de personnages inouïs qui singularise l’univers chamoisien, cet univers où se forge cette langue déchoukée qui n’est ni du créole francisé ni du français créolisé, mais tout bonnement, comme l’a vu dès Solibo Milan Kundera, une langue « chamoisisée. »

Le danger serait alors pour l’écrivain de se singer lui-même, de s’installer dans son propre univers créé une fois pour toutes, de renoncer aux affres de la littérature en train de se créer pour se reposer sur l’oreiller de la littérature déjà créée. La création n’a pas d’ennemi plus intime que l’œuvre déjà créée elle-même. L’auteur risque à chaque instant de délaisser l’épreuve incertaine du neuf pour s’encayer dans les certitudes de l’ancien.

Rien de moins chamoisien que ce renoncement paresseux à l’aventure créatrice. Rien de plus étranger à Chamoiseau, cet infatigable arpenteur de l’incertain, que de se cantonner au certain. Un dimanche au cachot déconcertera le plus calé des lecteurs de Chamoiseau, qui semble s’être promis en secret : Apatoudi de surprendre ses lecteurs, il faut savoir s’étonner soi-même. Et ce qui frappe en premier à la lecture de ce Dimanche au cachot, c’est qu’on ne retrouve aucun des personnages du passé et qu’on ne reconnaît pas davantage la langue de notre auteur. Rarement Chamoiseau a été aussi « libre et infidèle », infidèle à soi s’entend, selon la formule-programme de la préface du conte pour enfants Le Commandeur d’une pluie.

II. LE MARQUEUR DE PAROLES ET SES MAITRES

Il y a, pour un écrivain, trois types d’auteurs : d’abord, bien sûr, ceux qu’il ne lit pas ; ensuite ceux qu’il lit et sur lesquels il écrit (Césaire, Faulkner, Perse, Glissant) ; et enfin ceux qu’il lit, sans doute le plus, mais sur lesquels il n’écrit pas, précisément parce qu’il écrit avec eux et par eux. Parmi ces derniers, figure sans doute Diderot, qui est d’autant plus présent dans Un dimanche au cachot qu’il n’y est jamais cité ni même évoqué. Je veux parler en particulier de l’auteur de Jacques le fataliste et son maître. On a beaucoup incriminé, avec raison, les philosophes des Lumières pour avoir laissé dans l’ombre le scandale de l’esclavage et s’en être accommodés. Diderot, lui, n’hésite pas en 1769 dans Le rêve de d’Alembert à dénoncer la réduction de « l’homme dans nos colonies à la condition de bête de somme », s’incluant au passage dans cette horreur. Mais plus profondément, c’est à la fois le sens de Jacques le fataliste et son originalité littéraire qui habitent Un dimanche au cachot. En effet, celui-ci s’ouvre sur la question déjà en exergue de L’esclave vieil homme et le molosse : « Le monde a-t-il une intention ? » Or, cette inquiétude inaugurale suspendue entre un peut-être et un peut-être-pas, ce « Qui sait ? » vertigineux qui prend ici un poids tragique, Diderot l’énonce sur le mode comique par la bouche de Jacques : « Le ciel qui veut ! On ne sait jamais ce que le ciel veut ou ne veut pas, et il n’en sait peut-être rien lui-même. » Ce rire désinvolte visait chez Diderot à en finir avec l’angoisse métaphysique concernant le sens du monde. Chez Chamoiseau, cette inquiétude n’est plus un objet de théologie ni même de philosophie, c’est un vertige « sans philosophie » : « Bien des esclaves des Amériques durent connaître ce vertige : Qui pourrait croire cela ? » C’est l’intention du monde que l’existence de l’esclavage met en question. Il a fallu que le rire de Diderot vienne à bout de la question métaphysique de la volonté de Dieu pour que le problème de l’intention du monde, c’est-à-dire nous, se pose enfin. C’est justement celui que pose Chamoiseau par la référence récurrente au Bruit et à la fureur de Faulkner, qui lui-même citait Shakespeare définissant le monde, à la fin de Macbeth « comme une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »

Mais beaucoup plus profondément, Chamoiseau réinvente à son tour (après Kundera) Jacques le fataliste et son maître. On se souvient que dès le premier paragraphe Diderot interpelle son « lecteur » : « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » Ce « vous » n’est autre que nous, lecteurs de Jacques le fataliste. Cette promotion du personnage du lecteur ruine la possibilité d’une lecture critique de Jacques. En effet, Jacques le fataliste et son maître fonctionne comme un piège qui se referme sur le lecteur, le privant de ce garde-fou que constitue l’esprit critique. De même, loin de pouvoir étudier Un dimanche au cachot à distance, le lecteur se voit bien plutôt lui-même incorporé dans le corps du texte sous la forme de l’un de ses personnages, celui du « Lecteur », dont Chamoiseau démultiplie l’égocentrisme :

En semaine, je suis démultiplié par mes livres qui se font lire n’importe comment. J’assume du mieux possible cette espèce « d’écrivain » que l’on a fait de moi. Tel lecteur me sacre gardien de nos mémoires. Telle lectrice s’agenouille (sans me voir) devant le dieu Goncourt qui m’aurait sanctifié et gommé ma personne. Telle autre m’intronise nostalgique de nos belles traditions. Un club du troisième âge me nomme sergent d’honneur des vieilles oralités…

Mais l’audace de Chamoiseau n’est pas de reprendre simplement ce nouveau personnage du lecteur, mais de le loger dans l’auteur lui-même. Chez Diderot, l’auteur se voyait doté d’un nouveau pouvoir qui ne consistait plus seulement dans la direction des personnages, mais encore et surtout dans la direction du lecteur devenu à son insu personnage du roman. Soumis au bon plaisir de l’auteur, le lecteur était ballotté au fil des pages, sommé de répondre aux questions intempestives que l’auteur lui adressait. Mieux encore, Diderot inventait le livre dans lequel ce n’est pas le lecteur qui critique l’auteur, mais l’auteur qui critique le lecteur. Ainsi dans ce dialogue où les critiques du lecteur sont des inventions de l’auteur :

Et votre Jacques n’est qu’une insipide rapsodie de faits les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre. ― Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisir ; s’il est mauvais il ne fera point de mal. Point de livre plus innocent qu’un mauvais livre. Je m’amuse à écrire sous des noms empruntés les sottises que vous faites ; vos sottises me font rire ; mon écrit vous donne de l’humeur. Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux, ce n’est pas moi.

Dans Un dimanche au cachot, le personnage du « lecteur » va non seulement servir à déposséder celui-ci de tout droit de critique, mais va surtout fonctionner comme l’ennemi intime de l’auteur lui-même qui l’incite à la redite et au cliché. Le lecteur est chez Chamoiseau le masque de l’écrivain lui-même qui en est le plus souvent le valet.

Faulkner avait des crises de hoquet qui duraient plusieurs jours. Un moment de désespoir qu’il soignait au whisky. Il disparaissait ainsi, dans l’alcool, abandonnant ses nouvelles aussi exploratoires qu’alimentaires, les mines de sel de Hollywood, les sombres splendeurs du Bruit et la fureur, Tandis que j‘agonise ou de Absalon ! Absalon !…

Je sursaute. Celui qui parle ainsi c’est le « lecteur » que j’avais oublié. Il radote ainsi depuis un bon moment. Ce parasite vivote en moi comme l’éducateur ou l’écrivain.

Si, chez Chamoiseau, comme déjà chez Diderot, l’auteur prive le lecteur des droits auxquels il prétend d’ordinaire, dans le même temps il lui confère un pouvoir nouveau, celui d’intervenir dans le cours du récit en inventant à son gré telle ou telle situation possible, en imaginant ce que l’auteur échoue à dire. De même que la fin de Jacques le fataliste ne clôt pas le récit mais abandonne le lecteur devant trois « paragraphes » qui sont trois fins équipossibles du roman, de même Un dimanche au cachot finit sur un « qui sait ? » : une fois tournée la dernière page, le possible est loin d’avoir été épuisé.

Ainsi, en bridant l’inspecteur qui s’agite en chaque lecteur, Chamoiseau libère l’imagination du lecteur. Mais cet indécidable n’est plus, comme chez Diderot, un jeu sur le possible ; c’est l’espace même du trou de la mémoire de l’esclavage qu’il appartient à l’écrivain d’habiter :

Nul ne sait ce qu’est devenue L’Oubliée dans les Grands-bois. On dit qu’elle y fit souche, dans un morne impossible, une ravine innommée. Ceux qui la revirent (qui prétendirent en quelque lubie l’avoir revue) ne la revirent, je pense, que dans les yeux d’une descendance. Mais voilà ce qu’on dit. On dit qu’elle rencontra le maçon-franc qui l’attendait. Ou peut-être Sechou.

S’il est sévère avec le lecteur, Chamoiseau n’est guère plus clément avec le personnage de l’auteur qui est une caricature, la lèpre de la littérature :

Affairé à distraire mon angoisse, j’avais sombré dans un délire d’écrire, mauvais instants où l’on s’échoue dans ce que l’on griffonne, même pas livré à l’idiotie d’une muse mais séquestré par « l’écrivain » en liesse. L’écrivain !

Ce que j’invoquais de L’Oubliée (en murmures et soupirs) était happé par l’industrie de l’écrivain. À force de livres, ce spectre avait surgi en moi. J’avais beau le brider, il menait bacchanale de belles-lettres, me hantait de son goût des histoires et de la narration.

Aux côtés des personnages de l’auteur et du lecteur, va surgir l’éducateur en matière de justice, et Chamoiseau lui-même qui est tour à tour le valet de tous ceux-là et de quelques autres.

Sans doute fatigué de tous ces masques qui sont les maîtres quotidiens du marqueur de paroles, le guerrier nous a épargné au dernier moment un personnage supplémentaire, le « narrateur » qui figure à la page 58 du manuscrit mais a disparu de la page 102 du livre publié où le paragraphe suivant a en effet été supprimé :

Je l’exhorte encore : pas de « vérité », pas de récit –– va à ce qui se dérobe, tente de vivre ce vœu guerrier de l’indécelable, de l’indécidable, de l’indéfinissable… Mais le spectre narrateur ricane. Et continue de récolter ces marmonnements où je recherche, juste pour moi-même, une contenance et un rien d’oxygène…

Heureusement pour l’écrivain, il y a les dimanches qui donnent congé à tous ces valets qu’il est bien contraint de jouer le reste de la semaine.

III. LE NON-ECRIVAIN EN QUÊTE DE NON-PERSONNAGES

Mais l’originalité radicale d’Un dimanche au cachot tient à l’usage que Chamoiseau y fait de tous ces personnages. Loin de les doter chacun d’un « caractère », il les fait jouer les uns contre les autres pour les fissurer, les « indécider » aurait-on envie de dire, et permettre à tout autre chose de se dire : l’inexistence du non-personnage, ou de « l’impersonnage » de l’esclave.

Chose remarquable, le seul personnage authentique d’Un dimanche au cachot, c’est l’esclave vieil homme devenu ici « esclave vieux père. » C’est-à-dire celui qui, en fiction du moins, est sorti du cachot de l’esclavage. Si, à la fin de L’esclave vieil homme, le molosse avait fini par n’être plus un dogue qui traque le nègre marron pour devenir « comme un chien de berger » qui ne renifle pas la piste mais flaire la trace, ici il est carrément pris d’un improbable sursaut d’humanité dont on ne sait pas si ce n’est pas plutôt une impossible solidarité animale : pour protéger l’Oubliée de la bête-longue, « le molosse gronde encore pour l’aider… le grondement du molosse est comme gémissant. » Ce n’est plus un animal fidèle, on dirait un frère d’armes qui compatit avec l’esclave oubliée au fondoc du cachot. Il y a à présent un devenir-homme du molosse, mais il y a inversement un devenir-animal de l’Oubliée (devenir-rate ou bête-longue), qui n’a plus de prénom, ni simple ni composé comme dans Biblique des derniers gestes (Anne-Clémire), et qui ne domine plus « les serpents, les rats volants, les mille-pattes à venin, les énormes matoutous-falaise », mais se trouve bien plutôt elle-même impossiblement emportée dans un devenir-rate : « Elle est rate. L’obscur embrouille. Rate. Elle. » Ce n’est plus Man l’Oubliée, c’est l’Oubliée tout court, l’Oubliée oubliée, « sans nom sans visage parce que, là où elle se trouve, ces choses ne servent à rien. On l’appelle juste l’Oubliée. » L’Oubliée n’est plus Man untel mais sorte d’unquoi. Si dans Biblique, Chamoiseau aventurait les perceptions et les images « au-dessus de l’encre », dans Un dimanche au cachot il les noie plutôt en-dessous de l’écrire, dans l’exister d’avant le personnage. Si l’humain avait à émerger dans les œuvres précédentes, c’est, nous le sentons violemment ici, qu’il avait été immergé dans l’animal et même dans la boue, « emmuré » dans la chose. C’est cette immersion de l’humain dans la chose que Chamoiseau expérimente à présent.

Il ameute ici tout un peuple de personnages qui ne forment justement pas un peuple mais tout juste une « meute » de non-personnages, d’« épaves », de Séchou, d’Oubliés sans nombre. Des êtres qui flottent à mi-chemin de l’homme et de la chose. Des indécidables. L’écrire ne suit pas ici le dérisoire d’une résistance de l’humain pour émerger de l’être-chose auquel on l’a crucifié. Il ne s’agit plus de suivre le passage du On sans visage au Je ou au Nous-personnage mais de prélever de la meute du On-esclave une Oubliée et de plonger jusqu’au tréfonds de son anonymat, de son devenir-chose. Ce qu’il faudra désormais appeler processus d’impersonnification. Il ne faut pas chercher ailleurs l’illisible d’Un Dimanche au cachot. Ce que nous ne pouvons pas savoir, il faut l’imaginer, quitte à le cauchemarder.

IV. INENARRER L’INQUALIFIABLE

Un dimanche au cachot… on entend déjà se gausser les esprits forts dont notre époque ne manque pas : ah ! encore un roman sur l’esclavage, encore un Chamoiseau qui pleure sur le passé ; on va même entendre : assez de jérémiades ! Les plus audacieux de ces esprits intrépides, qui règnent en ces temps de détresse que nous traversons, se lancent sans hésiter dans l’évaluation historique, exhumant tel fait (l’esclavage se pratiquait en Afrique avant l’arrivée des colons), exhibant telle nuance (les habitations n’étaient quand même pas des camps d’extermination). D’autres encore pourront même quantifier l’horreur, comparer les chiffres, établir le décompte des morts. Il faut le dire : ces banalités révisionnistes déguisées en trouvailles historiques n’ont qu’un effet, relativiser l’absolu :

L’obscur est un acide. Elle ignore combien de cris, combien de plaintes, et combien de soupirs suffiront pour la désagréger, ni combien se poursuivront, et durant combien de temps, quand plus rien ne subsistera d’elle. Et ce qui, déjà, trouble sa gorge, feulement empoisonné, nul ne saurait en préciser la note ––­­ ni de quoi ça relève ni quel nombre il en reste. Ils n’ont pas vocation à être dénombrés. Ils sont innumérables, comme le dirait Glissant.

Si nous avons tellement besoin des poètes, c’est précisément parce qu’eux savent, certes non pas aborder l’absolu, mais « trembler sur cette inatteignable. » Ce n’est pas par hasard si Chamoiseau désigne dans Un dimanche au cachot le comble de l’esclavage – le cachot – par le mot de « Chose » : c’est qu’il n’entend pas qualifier l’inqualifiable. Si nous avons tant besoin de littérature, c’est qu’elle peut nous apprendre à voir sous le voile banalisant des qualificatifs et des quantificatifs, l’inqualifiable de l’esclavage. Aussi Chamoiseau efface-t-il un à un les qualificatifs qui fonctionnent comme autant d’opérateurs de relativité qui cachent l’innommable sous le cliché. La littérature ne serait-elle pas « le seul moyen de ne pas interpréter la damnation, l’emprisonner d’une transparence » ?

Illustrer l’esclavage, c’est le nier. Qualifier l’inqualifiable, c’est l’oublier. Qu’est-ce que l’oubli véritable ? C’est l’oubli de l’oubli. Nous sommes redevables à Chamoiseau d’avoir tiré cet inqualifiable du cachot où on voudrait l’enterrer sous un amas de qualificatifs déréalisants. Ce cachot dont l’autre nom est justement « oubliette » :

Je refuse de décrire ces cachots que les esclavagistes appelaient « effrayants ». Ils balisent une ténébreuse mémoire. Ils émergent dans mes livres, juste nommés : ceux qui les ont construits doivent en assumer seuls la damnation […]

Tomber sur l’un d’entre eux relevait d’une malchance : impossibles à définir et à rien d’autre semblables, difficiles à reconnaître et de raide évidence. Pour ceux qui les avaient croisés, ils restaient à jamais inconnus en suscitant pourtant l’inoubliable malaise. Quasi-intacts parmi les ruines, ils résistent toujours mieux que toute l’Habitation. Peut-être parce qu’ils concentrent ce qu’il y a de plus virulent dans le principe esclavagiste.

Cette meute impersonnelle de non-personnages qui agonisent au fond du cachot, comment la dire ? Comment faire entrer dans le verbe, qui est tout entier régi par les personnes et leurs pronoms, l’existence impersonnelle ? Voilà le grandiose impossible qu’affronte Chamoiseau ici. Comment forger la langue de l’impersonnifié ? D’abord en sollicitant « cette confusion des pronoms personnels », héritée de Faulkner comme le confesse l’auteur, qui permet d’aborder « cet incertain identitaire qui surgit chaque fois qu’un vivant se voit forcé de faire face au tragique. » Ensuite en imposant à la phrase, aux mots, au rythme, un processus d’impersonnification. Au début de L’esclave vieil homme et le molosse Chamoiseau notait que « les histoires d’esclavage ne nous passionnent guère. Peu de littérature se tient à ce propos. Pourtant, ici, terres amères des sucres, nous nous sentons submergés par ce nœud de mémoires qui nous âcre d’oublis et de présences hurlantes. » Comment laisser passer dans la langue ce qui n’a rien à voir avec elle ? Comment tirer cela de l’oubli sans le perdre aussitôt dans les clichés ? Cela que, en l’illustrant, les clichés taisent. En s’enfonçant au fondoc du cachot, impossible métonymie de l’esclavage, Chamoiseau entreprend de nommer « pièce de ces misères si souvent illustrées », selon la mise en garde de L’esclave vieil homme et le molosse, mais le processus de déshumanification lui-même, non pas le déshumain comme état, mais le déshumain dans son inénarrable en-train. Nous assistons à cela qui ne peut pas se raconter et qu’il faut pour cela même nommer : le déshumain en train de gagner l’humain. Il ne décrit pas simplement L’Oubliée « emmurée » dans un être de chose parmi les choses, mais il la suit, jusqu’à la nausée, en train d’être impersonnifiée. Ce n’est pas qu’il nous épargne l’enfer, c’est qu’il en épuise l’irracontable descente.

Un grondement du monstre la soulève. Elle trouve un rien de force. Elle rampe, fuyant ce qui rampe derrière elle. Sa gorge brûle. Son corps qu’elle ne voit pas est une torche de terreur. Elle se sent pourchassée par un gouffre. Sa concentration a explosée en chiquetaille de poussière. Le gouffre l’aspire. Ce n’est pas la bête-longue qui rampe vers elle, c’est L’Oubliée qui tombe vers elle …

Un dimanche au cachot est comme une impossible variation autour d’un monstrueux hoquet. La chose ne se dit pas, elle se raconte encore moins, tout au plus elle se hoquette. D’où ces non-phrases arrachées on ne sait comment à « l’incomprenable » que tente de bégayer Un dimanche au cachot : « Le quoi qui ne va pas ? », « Mais quoi qui ne va pas ? », « Mais qu’est-ce que quoi ? » Vouloir dire ça d’une « voix claire », ce serait le taire. Ecrire le cachot, c’est donc le laisser dans sa monstrueuse choséité. Quitte à ce que « les mots se noient dans l’ombre », exposés de force à leur dehors – à « ce qui se noue de différent derrière ce qui se dit. »

Un dimanche au cachot est le roman de l’inqualifiable soulevé par on ne sait quel inénarrable hoquet : « C’est par l’incomprenable, il dit, que l’on devine l’incomprenable. »

Guillaume Pigeard de Gurbert

Bibliothèque Schœlcher, Fort-de-France

mercredi 28 novembre 2007

© G. Pigeard de Gurbert