Un « devoir d’histoire et d’information »

— Par Serge Harpin —

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Dali – Prémonition de la Guerre Civile –

« Ce sont des indépendantistes hargneux et revanchards » (dixit la Vice Présidente de Région, « Décryptage » du 15/10/15, Martinique Première Radio). L’expression, très en vogue parmi ceux de l’axe, se veut être, dans le bréviaire du parfait EPMN, un constat, une indication neutre et surtout pas un anathème. Aucun argument d’ailleurs ne suit généralement cet énoncé. Il se suffirait, pense t-on, par lui-même. Et, à vrai dire, les prédicats ou qualificatifs qui s’agglomèrent pour ainsi dire à la formule, tels « hargneux » et « revanchards» ne sont que redondances, répétitions car déjà contenus de fait dans l’acception du mot « indépendantiste » ; ceci par l’incidence du contexte d’utilisation. Un contexte historiquement et politiquement marqué puisque le mot n’apparaît habituellement, avec il faut le souligner une fréquence élevée, qu’en situation de campagne électorale où il fonctionne de manière exclusivement polémique, et ce, sous le mode d’arguties politiciennes. Certains ont pensé, sans doute sous la pression de l’opportune injonction du « no cancan », qu’il ne faudrait pas relever ce qui pourtant de toute évidence est constitutif d’une stratégie de communication de campagne. Mon point de vue est qu’il faut engager le débat, à bonne distance, cela s’entend, du registre étriqué des imprécateurs de Plateau Roy. C’est un devoir d’histoire et d’information dont il ne faut point se dérober.

Trois question se posent d’emblée – beaucoup d’autres restent bien sûr à élucider- pour circonscrire le champ de la présente démarche qui se veut être de clarification. La première est celle de la justification, à l’origine, du mot d’ordre « d’indépendance nationale ». La deuxième est de savoir si ce slogan à été ou non politiquement opératoire. La troisième est de définir synthétiquement ce que peut signifier « être indépendantiste » aujourd’hui. Ce questionnement devrait aboutir à une interrogation conclusive : pourquoi en ce début d’un nouveau siècle un argument aussi primaire et régressif persiste encore ?

1. Le mot d’ordre « d’indépendance nationale » se justifiait-il ou non à l’origine ?

L’histoire retiendra d’abord que cette revendication politique a été pour la première fois formulée publiquement à la fin des années 1960, notamment par Guy CABORT-MASSON et parallèlement par l’Association Générale des Etudiant Martiniquais (AGEM) dans son Congrès de 1969. Parmi les chevilles ouvrières de l’adoption officielle de ce mot d’ordre par l’AGEM on peut citer BRAVO Ludovic (aujourd’hui décédé), LEOTIN George-Henri, surnommé « joco », LUCRECE André, le regretté MAUVOIS Georges (fils), surnommé « Ti-Jo », PIERRE-LOUIS André, alias MONCHOACHI. Il est à noter toutefois que le thème de la « libération nationale » était déjà en discussion depuis le 5ème congrès de l’AGEM en 1962 (voir Julien Valère LOZA, 2003, « Les étudiants Martiniquais en France », édition 2M).

L’histoire retiendra ensuite la prise de conscience dès les années 1950, par ceux là même qui l’avaient réclamé et obtenu de hautes luttes, des limites de la départementalisation en matière de développement économique et social et de ses méfaits dans le domaine de la culture. L’explosion de décembre 1959 et le BUMIDOM ainsi que l’emprisonnement en 1963 des militants de l’Organisation des Jeunes Anticolonialistes Martiniquais (OJAM) témoignent, entre autres évènements, de la crise précoce du modèle départementaliste et de la nature profondément répressive d’un système où la liberté d’opinion et d’expression faisait problème (voir aussi L’ordonnance de 1954 qui privait les fonctionnaires martiniquais du droit d’opinion et d’expression).

Dans ce contexte délétère de l’après départementalisation jusqu’à la fin des années 1960, il y avait incontestablement des raisons de penser que les intérêts de l’Etat français n’était pas tout à fait les nôtres et de revendiquer le droit de décider seul de nos intérêts et de les gérer par nous-même. C’était précisément cela les attendus de la revendication « d’indépendance nationale » et c’est ce choix que la génération des jeunes intellectuels révolutionnaires de la fin des années 1960 et des années 1970 avaient fait, faisant fi des avantages et autres privilèges que pouvait leur offrir le système. Ils s’inscrivaient ainsi dans la tradition de leurs aînés communistes de don de soi-même à leur pays et particulièrement aux classes défavorisées.

2. Le mot d’ordre d’indépendance nationale a t-elle été ou non politiquement opératoire ?

Il faut avant toute chose préciser qu’un mot d’ordre est une expression concise et claire indiquant un idéal à atteindre et que son opérationnalité ne s’évalue pas par la seule considération de sa réalisation finale mais par ce qu’elle a produit comme changements significatifs dans la réalité. On peut ainsi affirmer que l’opiniâtreté et le dévouement de la jeunesse intellectuelle révolutionnaire engagée pendant de longues années sur le terrain auprès des classes populaires ont profondément transformés notre conscience collective et notamment notre rapport à l’histoire, aux langues (créole et français) et à la culture.

A la question posée, on peut donc répondre que s’il est vrai que le mot d’ordre « d’indépendance nationale » n’a pas abouti à ce jour, il est en revanche incontestable que porté par l’enthousiasme et l’ardeur des jeunes « patriotes » révolutionnaires des années 1970 et 1980 il a produit des mutations et des évolutions déterminantes dans la conscience des Martiniquais ; c’est-à-dire de tous ceux qui indépendamment de leurs origines ethniques et de leurs épidermes sont attachés à la terre martiniquaise. Les décennies 1970 et 1980 auxquelles il faut associer les années 1960 peuvent ainsi être qualifiées de « pivot » ou «d’axiales » (Karl JASPER, 1954) dans notre histoire politique. Et les « indépendantistes » en ont été les ferments et les catalyseurs…

3. Que peut signifier « être indépendantiste » aujourd’hui ?

Être indépendantiste aujourd’hui peut se résumer, à mon sens, pour aller à l’essentiel, à quatre exigences fondamentales. La première est de maintenir ouvert le droit absolu des Martiniquais à décider de leur avenir, à s’autodéterminer donc. Cela ne va nullement de soi et la République a souvent été ambiguë sur ce principe démocratique élémentaire du droit des peuples et des minorités. C’est ce droit qu’ils ont exercé lors de la consultation statutaire et institutionnelle de janvier 2010. Il en est ressorti qu’ils estiment qu’il n’y a pas, pour l’heure, d’incompatibilité entre leur identité politique (la citoyenneté française et européenne) et leur identité culturelle et historique (le fait d’être martiniquais). La deuxième exigence est celle de la réduction des dépendances quelque soi le statut et le cadre institutionnel et cela partout où c’est possible ; prioritairement toutefois dans les secteurs alimentaires, énergétiques et sanitaires. La troisième exigence est celle de la justice sociale dont on sait qu’elle ne découle pas mécaniquement de la croissance ou du développement mais relève avant tout de la volonté politique. La quatrième, le respect des équilibres environnementaux, dépend elle aussi d’abord de la décision politique.

On ne saurait conclure sans se demander pourquoi, en ce début d’un nouveau siècle, une mouvance politique (EPMN) qui se dit jeune, moderne et compétente reprend à son compte un argument aussi primaire et régressif que celui du « danger indépendantiste ». Mon analyse est que ceux qui à la tête de cette mouvance se disent héritier du « Nègre marron » – A.CESAIRE s’est lui-même désigné ainsi – indifférents à toute morale politique, pensent que cette rhétorique d’un autre temps peut encore fonctionner. Leur raisonnement est que distillée sous le mode subliminale elle peut réveiller des veilles blessures comme l’angoisse d’être chassé d’un pays qu’on aime (le traumatisme de l’Algérie) ou encore celle du manque (le traumatisme du « tan Robè). Où l’on voit que la technocratie s’accommode plutôt bien de « l’obscurantisme » comme il se satisfait du « messianisme ».