— Par Georges-Henri Léotin —
Un docteur en philosophie africain, noir, aux universités de Halle (Prusse) et de Wittenberg (Saxe), dans les années 1727/1734 : cela pourrait être une aubaine pour un ouvrage de Serge Bilé, ou un titre d’un magazine à sensation en quête de destins hors du commun. Nous voulons parler d’Anton Wilhelm Amo. Lilian Thuram lui consacre 4 pages dans Mes étoiles noires (collection « Points »), entre le général en chef de l’armée impériale russe Hannibal et le Chevalier de Saint-Georges. C’est à ce parcours effectivement exceptionnel que la revue « Philosophie-Magazine » de ce mois de septembre consacre un intéressant dossier, à lire absolument, croyons-nous, pas seulement en raison de l’aspect extraordinaire de ce destin, mais aussi pour les réflexions qu’il peut inspirer.
Pour ce qui concerne la vie et l’œuvre d’Amo, nous renvoyons à l’excellent dossier de « Philosophie Magazine ». (On peut remarquer que son nom africain, Amo, pourrait être considéré comme prédestiné puisqu’il signifie en latin : j’aime, je désire, et correspond en grec à « philo ».) .
Ce sur quoi nous voudrions faire méditer, c’est le sens de la réussite universitaire d’Amo, ce qu’on pourrait tirer comme enseignement de ce parcours : de quoi Amo est-il le nom, pour paraphraser Alain Badiou.
Perfectibilité humaine et préjugés racistes.
Élevé par des aristocrates éclairés, Amo avait reçu une éducation de très haut niveau (langues anciennes, hébreu, français, néerlandais, allemand, logique,théologie, droit, etc), qui avait pu faire de lui un docteur en philosophie. C’est évidemment une preuve de l’influence et même du caractère déterminant de l’éducation, sur le devenir de l’individu, loin de tout prétendu déterminisme biologique, selon l’illusion raciste. Amon, certes, avait toujours conscience de ses origines, n’avait jamais renié sa terre natale (il écrivait à côté de son nom : « d’Axim en Guinée »). Cet attachement au pays de ses ancêtres est tout à son honneur, mais, au fond, il était ce que son éducation avait fait de lui : un philosophe européen. Son parcours signifie que l’illusion d’un lien entre « race » et destin est une aberration, que c’est bel et bien une illusion : croyance née des désirs et à laquelle on reste aveuglément attaché, malgré les preuves de sa fausseté (cf. Freud).
Maintenant, on peut imaginer qu’Amo ne fût pas brillant élève et n’ait pas eu le destin exceptionnel qui fut le sien, ce pour différentes raisons (on pourrait comprendre quelques difficultés d’adaptation chez un enfant arraché à l’Afrique et « offert » à des princes européens !). Bien entendu, l’échec hypothétique d’Amon (outre que personne n’en parlerait ) ne devrait pas du tout être considéré comme une preuve d’une quelconque incapacité des Noirs aux sciences ou à la philosophie ! Les potentialités humaines, quasi infinies, peuvent ou non se réaliser. Amon- cancre ne voudrait rien dire, en tout cas cela ne signifierait pas : il ne pouvait, de par ses origines, devenir docteur en philosophie.
L’histoire nous donne des exemples de Noirs au destin remarquable, malgré les obstacles, malgré le poids des préjugés séculaires. Cela peut être un argument dans le combat antiraciste, la preuve de l’inanité de la croyance en un déterminisme biologique (aptitudes qu’on aurait ou qu’on n’aurait pas « dans le sang », « dans les gènes »…).
Amo et …Fanon.
Il y a chez Fanon, dans la Conclusion de Peau noire, masque blanc, une remarque d’une très grande profondeur et d’une très grande justesse, qu’on devrait toujours avoir à l’esprit. Parlant des Noirs – mais cela vaut pour n’importe quel autre peuple – il disait « nous n’avons pas à chercher dans l’Histoire des certificats d’humanité ». Autrement dit, nous ne sommes pas tenus de chercher à tout prix à exhiber une preuve de notre humanité en partant à la recherche de civilisations nègres méconnues. L’homme peut se définir comme : une infinité de possibilités, et que ces potentialités se réalisent ou non n’empêche pas qu’elles existent en chacun de nous sans doute, quelles que soient nos origines. (Même si on peut aussi comprendre le désir des intellectuels noirs de lutter contre la tendance européenne, longtemps, à mésestimer, ignorer, nier les cultures africaines : par exemple pour les magnifiques bronzes d’Ifé au Nigéria, on a avancé la thèse d’une technique apportée par les Portugais).
Qu’est-ce qu’un philosophe noir ?
On a voulu « récupérer » Amo de différentes façons, notamment chez certains intellectuels africains. On a par exemple avancer que son opposition à Descartes (sur la possibilité que l’âme, substance spirituelle, puisse être le siège d’une certaine faculté passive de sentir) pourrait être expliquée par son origine africaine. On a l’impression qu’Amo aurait gardé dans ses gènes une philosophie africaine revalorisant le corps, ce qui l’amènerait à combattre l’idée d’une quelconque union de l’âme et du corps (Descartes d’ailleurs reconnait lui-même le caractère « mystérieux » de cette union de 2 choses essentiellement différentes). Mais pourquoi un philosophe africain serait-il forcément matérialiste ? Pour Amo, on a évoqué, très précisément des « schémas de pensée présents dans le groupe ethnique dont il serait originaire : les Akans ». Mais, encore une fois, on peut discuter l’idée qu’il porterait avec lui, quasi génétiquement donc, cette « identité » philosophique, on ne dira pas « africaine » en en général, mais « akanienne » en particulier.
Qu’est-ce que l’homme ?
La question philosophique essentielle n’est pas « qu’est-ce qu’un Noir », mais : « qu’est-ce que l’Homme ? »(Kant résumait ainsi tout le questionnement philosophique). Et il n’y a pas là-dessus de réponse ! L’homme est un rien qui peut tout devenir. Un petit Africain promis à l’esclavage au Surinam peut devenir docteur en philosophie. Pascal disait bien : l’Homme dépasse infiniment l’homme, et Fanon, de son côté, insistait : « il faut lâcher l’homme », il n’est pas prédéterminé, « fixé » ; il ne doit pas être prisonnier de déterminations liées au passé, à ses origines, à son histoire (ce qui ne signifie certainement pas qu’il ne faille pas étudier l’histoire !).
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Il y a eu des milliers d’Amo potentiels au fond des cales des négriers, certains morts avant l’arrivée et ayant eu l’océan pour sépulture ; il y a eu des milliers d’Amo potentiels ayant cultivé la canne et contribué, dans l’esclavage, à la prospérité de l’Europe. Ils ont su donner naissance, Dieu (dieux) merci, à des civilisations et une langue créoles : Gérard Nicolas a raison quand il écrit dans son Chant libre que nous n’avons jamais été esclaves, au sens où l’entreprise de déshumanisation, de réduction de l’homme à la bête ou à la chose, n’a jamais vraiment fonctionné. Nous avons été esclavagisés, pas esclaves.
En évoquant le beau parcours d’Amo, on peut penser à son frère, vendu au Surinam, et dont l’Histoire n’a pas retenu le nom.
En lisant la biographie extraordinaire d’Amo, on doit avoir aussi une pensée pour ces Amo inachevés, mais qui témoignaient aussi de notre humanité ; qui ne furent pas docteurs en philosophie, mais artisans, cultivateurs, coupeurs de canne, « commandeurs du sucre », « régisseurs du rhum », bâtisseurs d’une culture créole, dans l’enfer de l’esclavage, puis de l’Habitation.
Georges-Henri LÉOTIN.