— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Plus de deux guyanais sur trois considèrent que la situation économique de la Guyane s’est « plutôt dégradée » depuis 2009, contre 9 % pour qui elle s’est « améliorée » ; 24 % pensent qu’elle est restée inchangée.Presque dix ans de crise larvée depuis 2009, persistance d’un chômage de masse, nombreuses fractures sociales et une masse de problèmes non réglés – vis-à-vis des infrastructures comme du social -,des questions sécuritaires ou migratoires : le pays est sous tension . Car plus le temps passe, plus la Guyane devient inflammable. Les économistes parlent d’« équilibres multiples » : on peut très vite passer de l’un à l’autre, comme on l’a vu naguère en Grèce ou en Argentine. Le hiatus entre un pessimisme global et un optimisme personnel est une donnée souvent constatée. Ce n’est pas le cas ici : 58 % des Guyanais estiment que leur situation économique et financière s’est détériorée, contre 12 % pour qui une amélioration est relevée. Cette position est à la fois rassurante et inquiétante. Rassurante, parce que tout continue comme avant, et qu’on ne vit pas si mal dans une partie de ce pays Guyane . Les inégalités ont augmenté mais restent contenues, surtout quand on les compare à celles des autres pays du continent Sud Américain .Inquiétante car un dangereux déni de réalité est à l’oeuvre en Guyane ,celui d’une contradiction patente , car tout en dénonçant à demi mot la pression migratoire et son corollaire l’insécurité , on sent que la population guyanaise a envie d’appartenir à sa région sud-américaine. Elle se dit : « On leur ressemble, on veut échanger avec eux. » C’est une identité que la Guyane a mise de côté pendant trop longtemps. Elle ne peut plus tourner le dos à ses voisins pour regarder vers l’Europe accusée de délaisser le développement de la Guyane , et là réside l’origine de la folle surenchère du collectif «Pou La Gwiyann dékolé» .
Cette fragilité à la fois publique et privée se retrouve dans un peuple qui doute de plus en plus de l’avenir. On dit souvent que notre avenir s’annonce moins rose que celui de nos parents. Qu’on est une génération sacrifiée car nous vivrons la spirale du déclassement .Une décennie vécue comme impuissante face au chômage et à l’insécurité, des affaires à répétition, un monde politique fonctionnant en « classe », ont fini de sceller le divorce.
Certains observateurs expliquent aussi la crise actuelle en Guyane par un facteur culturel. Ainsi la Guyane accueille des habitants de nombreuses origines pour lesquels la notion de frontière serait relative. « Les gens crient à l’invasion, mais emploient des clandestins comme jardinier ou domestique pour 20 euros par jour. Des marchands de sommeil louent des taudis 800 euros par mois. C’est le règne de l’hypocrisie. » La xénophobie est croissante en Guyane car les Guyanais sont à un tournant identitaire. C’est bien un mouvement identitaire qui se cache derrière le mouvement de contestation sociale .C’est un mouvement de désarroi identitaire des Guyanais de souche ultra minoritaire désormais en Guyane . On observe que les revendications d’ordre matériel, comme celles sur les infrastructures, sont accompagnées de revendications liées au sentiment d’appartenance et à la construction de l’identité. Les grévistes mettent sur un plan d’égalité ces questions. Les Guyanais de souche sont devenus minoritaires sur leur propre terre comme l’avait dit en son temps christiane Taubira . Antoine Karam a récemment dénoncé une « palestinisation de la région », évoquant le repli des communautés sur elles-mêmes. Ainsi la crainte de perdre son identité s’exprime désormais de vive voix au sein du collectif «Pou La Gwiyann dékolé».Les graves événements qui se déroulent en Guyane sont la traduction d’une dégradation des conditions économiques et sociales qui ne datent pas d’hier , d’ou le malaise identitaire actuel des Guyanais de souche principalement contenus dans la fonction publique . Du côté des politiques, on souligne que les écoles surchargées et les hôpitaux débordés tiennent aussi au manque d’investissement de l’Etat français dans les infrastructures. La conclusion revient à Daniel Bergeron, conseiller général UMP de Guyane : « Il est certain que les immigrés clandestins posent un problème et sont trop nombreux. Il est tout aussi certain qu’on a fermé les yeux pendant des années et que beaucoup en profitent. Mais bien malin celui qui arrêtera l’immigration en Guyane. Même en durcissant les lois, les clandestins ont trop intérêt à être là tant que la région d’où ils viennent sombrent dans la misère. »
Depuis longtemps déjà, les guyanais ont moins confiance en leurs élus que la plupart des autres peuples – confiance en les entreprises, les institutions, et, en définitive, en eux-mêmes. Mais dans un pays où rien ne bouge vraiment malgré un flux incessant de minuscules réformes depuis une décennie, où trois actif sur dix est au chômage, où l’école amplifie les inégalités, où les jeunes sans emploi ni formation sont plus nombreux que jamais, cette défiance tourne aujourd’hui à la résignation et à la colère mais peut virer demain au désespoir . Le pays Guyane est malade, rétif aux réformes de son modèle économique dit de départementalisation qu’il sait pourtant nécessaires, en colère contre ses élites politiques, mais sensible aux promesses démagogiques » de toujours plus » comme on le voit actuellement au sein de ce mouvement de contestation .
Ce sondage montre que les jeunes et la classe moyenne sont les plus pessimistes sur les chances que leur offre une société guyanaise « à bout de souffle ». Ce déclassement se concentrera sur les jeunes générations, instaurant une fracture générationnelle toujours plus accrue en Guyane .La société de consommation que nous connaissons tend aujourd’hui à muter en société de frustration . Cette rupture annonce des lendemains sinon violents, tout du moins lourds d’intenses tensions en Guyane . Alors que faire ? Dans le contexte actuel , c’est une vraie question, tant le discours collectif décrit une alternative impossible, dans la relation avec cette société de consommation. Se soumettre ou se démettre. Se soumettre au diktat du contrôle de l’hexagone . Se démettre en refusant de perpétuer le système. Alors on fait mine de s’adapter, de se recentrer, de privilégier l’essentiel, de refuser le superflu consommatoire, de ne plus jouer le jeu…mais là réside l’illusion , car c’est une autre réalité qui transparaît : face à l’impossibilité de rester dans le jeu, face à ce pouvoir de consommer dénié, on craquera. On deviendra fou à tâtonner dans l’ombre…Se posera alors pour les Guyanais et pour leurs élus la nécessité d’une prise de responsabilité pour réformer en profondeur la société , mais là est une autre question , car d’ores et déja des vents mauvais nous alertent sur ce futur changement statutaire programmé à la hâte sans solutionner au préalable le problème migratoire au risque de provoquer voire à attiser une fictive guerre des identités ! ! !
Jean – Marie NOL