— Par Yves-Léopold Monthieux —
L’organisation d’un Congrès de la rupture, c’est le message annoncé à Noël et confirmé au cours de ses vœux aux Martiniquais par le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique (CTM). Après la continuité territoriale, la discontinuité, …la rupture. Ou plutôt, les deux en même temps ! C’est en tout cas la perpétuation de la démarche schizophrénique qui ne cesse d’habiter la Martinique. Aussi, nul n’est surpris que cette situation soit incarnée par un personnage charismatique qui a réussi tant à séduire les consommateurs attachés aux dividendes de l’appartenance à la France qu’à réveiller de leur torpeur les partisans de la rupture d’avec la France.
En organisant d’ici au 28 février 2025 le Congrès de la rupture, la CTM entre dans les deux voies contradictoires ouvertes par le RPPRAC, la “continuité territoriale totale”, assimilationniste, et “l’autonomie totale”, anti assimilationniste. Aujourd’hui comme hier, l’heure n’est pas à la cohérence mais à la surenchère dans l’incohérence. Aux mots indépendance et autonomie s’est substitué le mot rupture. N’est-ce pas le dernier vocable chatt’ en sac appelé à se décliner sous toutes les formes possibles d’entourloupe ? Aussitôt commence alors le concours Lépine de la définition de cette rupture.
A tout seigneur tout honneur, il s’agit de “LA” rupture, un déterminant qui laisse peu de doute sur l’objectif final. Pourtant, Serge Letchimy s’interroge : « Est-ce que l’on est “vraiment” prêt à aller vers la rupture” ? Mais ce n’est qu’un doute esthétique : “Je pense qu’il faut y aller”, il faut “des grandes mutations”, … des “décisions de rupture”. En effet, le patron de la CTM décline les domaines de compétences qui lui manquent : “la santé, l’éducation, le foncier, l’agriculture, la pêche.” Il réglera alors, outre la question du “prix de l’alimentation”, ”le problème global de mal-développement organisé” et celui de la “pauvreté”. Une liste à la Prévert qui ressemble à s’y méprendre à l’annonce d’un projet d’autonomie totale. Seul semblent échapper au listage les deux béquilles du pouvoir régalien, la police et la justice. Mais les motions diverses et variées de la CTM font déjà un sort au pouvoir régalien, selon le principe qu’il vaut mieux être en posture de le critiquer que l’exercer. En bref, le président de l’exécutif qui a le plus accompli de gestes favorables en direction des mouvements nationalistes ne paraît prêt de se laisser dépasser en termes de radicalité sur le plan statutaire.
Pour le principal opposant, Daniel Marie-Sainte, c’est la voix de la prudence et de l’orthodoxie du mouvement indépendantiste martiniquais (MIM). Il ne reprendra pas à son compte le mot rupture mais salue l’aubaine : « Depuis le début de la crise, nous avons, ici même, fait cette proposition”. Le congrès… est… le seul lieu qui est prévu pour qu’on puisse se rencontrer et débattre, et élaborer un projet pour notre pays. » Un propos en mode de rappel au règlement, très peu révolutionnaire, qui viendrait en condamnation de réunions aléatoires, organisées entre participants douteux et en des lieux improbables. En syndicaliste aguerri il n’est pas très “RPPRAC”.
La troisième rupture, celle, portée par Francis Carole, ressemble à s’y méprendre au verbatim de Serge Letchimy : “il nous faut un congrès de rupture”. Lorsque ce dernier “laisse le combat de l’indépendance pour d’autres personnes”, il a l’air de dire “vas-y Francis !”, lequel estime que “la problématique de la décolonisation doit également être abordée”. Finalement, il est difficile d’opposer idéologiquement le président de l’exécutif et le teigneux leader du Palima qui apparaît, du moins par le verbe, comme l’un des rares nationalistes cohérents de ce pays. De la double revendication du RPPRAC, M. Carole ne retient qu’une seule, l’autonomie totale, qu’il nomme crânement décolonisation. Surtout pas l’autre part assimilationniste, celle du “consommer comme Paris au prix de Paris”.
Mais voilà que, sortant de sa tanière, le vieux lion Alfred Marie-Jeanne met d’accord tout ce beau monde. Il sort des limbes le mot d’ordre qu’il n’avait jamais osé exprimer lorsqu’il était président de collectivités : “un référendum pour ou contre l’indépendance”. Un référendum exécutoire et non une simple consultation populaire, non soumise à obligation comme celle du 24 janvier 2010. Alfred Marie-Jeanne peut-il vraiment croire en la victoire du OUI à un référendum sec et précipité sur l’indépendance ? Peut-il préjuger ou espérer qu’un NON massif mette fin durablement aux revendications institutionnelles ? Finalement, la révélation de Chaben pourrait bien ne pas avoir d’autre ambition que de peaufiner devant l’histoire sa statue du commandeur.
Quoi qu’il en soit, au moment où le mot totalitarisme est parfois utilisé pour décrire la vie politique martiniquaise, une question s’impose dans le débat, relative au fonctionnement de la démocratie. Tous les partisans de la rupture se sont exprimés tant dans l’hémicycle de la CTM que sur les ondes et la presse. Qu’en est-il des représentants des électeurs opposés à cette rupture ? N’y aurait-il pas d’élus ni à la CTM ni ailleurs pour porter leur voix, alors que les augures assurent que leur nombre pourrait s’élever aux alentours de 90% des Martiniquais ? Ainsi, si ces élus n’existent pas aujourd’hui ou sont trop peu nombreux, leurs électeurs existeraient bel et bien. Peut-être faudrait-il les rechercher de façon démocratique afin d’éviter que la démocratie martiniquaise ne soit plus qu’un leurre.
C’est pourquoi il conviendrait de mettre en cohérence l’opinion de la population et celle de ses élus et d’éviter qu’une majorité massive d’électeurs hostiles à la rupture ne soit représentée par une majorité d’élus qui y soient favorables. Il suffirait de mettre fin à la politique du mouchoir dans ma poche, en vigueur juste le temps des campagnes électorales, qui permet aux candidats d’être jugés sur leur seule bonne mine. Dès lors, le référendum souhaité par Alfred Marie-Jeanne pourrait s’organiser en 2028, au lendemain du renouvellement de l’Assemblée territoriale de la CTM où le projet devrait se retrouver au centre de la campagne électorale. Quelle qu’elle soit, obtenue dans ces conditions de clarté politique, la décision référendaire pourrait apaiser la société martiniquaise qui en a grand besoin.
Fort-de-France, le 05 janvier 2025
Yves-Léopold Monthieux