—Par Pascal Blanchard (Historien) et Didier Daeninckx (Ecrivain) —
On a longtemps cherché, dans les réserves de nos musées, la tête d’un chef kanak de Komalé, décapité en septembre 1878, lors de la grande révolte en Nouvelle-Calédonie. Une tête coupée au nom de la France, au nom du « droit colonial » et du plus fort.
Le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, vient de s’engager à rendre ce crâne à sa terre, à son peuple, à l’histoire. Cent trente-cinq ans après les faits… Loin du bruit et de la fureur des révoltes urbaines – entre des déplacements ministériels à Trappes et une sortie présidentielle à Clichy-sous-Bois –, c’est une des plus belles décisions de la République, qui semble avoir eu peu d’écho au coeur d’un été caniculaire.
C’est pourtant dans ces moments-là que la République se grandit. A Nouméa, le 26 juillet, Jean-Marc Ayrault, rendant hommage aux accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie (1988), s’est engagé au nom de la France et au nom d’une position claire de l’Etat à « la restitution du crâne du grand chef ataï, qui a été formellement identifié dans les réserves du Musée de l’homme en juillet 2011 ». Ce crâne retrouvera la Nouvelle-Calédonie en septembre 2014, a-t-il affirmé. Il faut dire que l’affaire faisait débat puisque Ataï avait été décapité par deux Kanak du clan de Canala, alors allié de la France…
Le romancier et l’historien, qui croisent ici leurs plumes et qui tous deux travaillent depuis des années sur le « fait colonial », partagent le sentiment qu’il faut rendre hommage à ce qui est plus qu’un geste symbolique. Un acte moral (normal pourrait-on dire) d’une République qui commence enfin à comprendre qu’il est temps de décoloniser sa tradition, ses pratiques… et ses collections publiques.
Ce discours est également prononcé vingt-cinq ans après les tragiques événements d’Ouvéa, en présence des veuves de Jean-Marie Tjibaou, de Yeiwene Yeiwene et de leur assassin, Djubelly Wea. Une preuve qu’il est possible sur cette terre océanienne de croiser les mémoires et les douleurs, pour bâtir un vivre-ensemble qui ne soit pas qu’une utopie.
RÉBELLION DANS LA RÉGION DE LA FOA
Certes, une certaine presse parle encore du « rebelle kanak décapité », une autre de l' »insoumis » ou du « patriote kanak » qui avait pris la tête d’une rébellion dans la région de La Foa (sur la côte ouest), pour protester contre les spoliations foncières de l’administration coloniale. Au-delà de ces lectures diverses, l’événement fera date, car il symbolise, une décennie après le retour du corps de la « Vénus hottentote » en Afrique du Sud, l’entrée dans une véritable dialectique postcoloniale de l’appréhension de nos mémoires désormais communes.
Nous avons le sentiment que nous sortons – par la grande porte – de la longue nuit coloniale. Rendre ce vestige de notre domination coloniale et raciale, c’est apprendre à écouter des revendications qui n’étaient audibles ces dernières décennies que par les âmes mortes du peuple kanak ou celles de quelques militants de la cause indépendantiste ou anticolonialiste. Un vestige transporté dans un bocal d’alcool phénique vers le tout jeune Musée d’ethnographie du Trocadéro (inauguré lors de l’Exposition universelle de 1878). Les temps changent.
Pourtant, quelle tempête sous le crâne d’Ataï. Une tête qui fut vendue 200 francs (environ 700 euros) de l’époque au docteur Navarre, médecin de la marine (avec un second crâne de décapité en même temps et appartenant au sorcier du clan). A son retour, en 1879, Navarre en fait don à la Société d’anthropologie de Paris. Son fondateur, Paul Broca, les présente aux membres de la société, le 25 octobre de la même année. Il fait exécuter un moulage de plâtre de la tête d’Ataï, avant de la décharner. Il découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Puis il fait graver à même l’os « Ataï, chef des Néo-Calédoniens révoltés, tué en 1879 » (la date, erronée, voisine avec le nom de Navarre, son « donateur »).
Le crâne est ensuite rangé dans une armoire parmi des centaines d’autres. L’histoire aurait pu s’arrêter là. En 1882, l’anthropologue Théophile Chudzinski réalisera, dans l’ancien couvent des Cordeliers, une nouvelle étude détaillée des deux crânes au « regard de la science », prouvant, selon ses termes, la « nature » de la « race » kanak.
D’autres n’avaient pas le même regard. La communarde Louise Michel, déportée sur l’île Nou, romance ainsi la fin tragique d’Ataï : « Ataï fit face à la colonne des Blancs. Il aperçut (le Kanak) Segou. Ah ! dit-il, te voilà ! Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andja s’élance, criant « Tango ! tango ! » (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï. » Tout était réuni pour en faire un symbole hors du temps, un peu comme le fut la « Vénus hottentote » pour l’histoire des zoos humains.
RETROUVER LE CRÂNE DANS NOS MUSÉES
L’histoire, depuis, s’est éternisée, et il a fallu plusieurs décennies pour retrouver le crâne d’Ataï dans nos musées. On en perd la trace dans les années 1950, on le range loin des regards entre 1973 et 1988. En 1988, au moment des accords de Matignon, on reparle de la « tête d’Ataï », et Michel Rocard la fait rechercher. On la déclare « introuvable », comme si certains avaient peur de hâter la fin des collections coloniales…
Nouvel épisode en 1998, quand les accords de Nouméa stipulent (article 1.3.2) : « L’Etat favorisera le retour en Nouvelle-Calédonie d’objets culturels kanak qui se trouvent dans les musées en France métropolitaine ou dans d’autres pays. » Si on se passionne pour la Coupe du monde de football remportée par une équipe de France comprenant un certain Christian Karembeu, cette histoire de tête kanak ne passionne guère la presse.
Le 7 novembre 2003, le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie rappelle officiellement l’importance de cette restitution. Puis, la fermeture du Musée de l’homme pour travaux en 2009 réveille cette quête… On range alors les milliers de pièces, dont une grande partie a déjà traversé la Seine pour garnir les réserves du Musée du quai Branly. On ne la retrouve pas…
La tête d’Ataï semblait à tout jamais perdue, jusqu’à sa redécouverte au Musée de l’homme en 2011, après qu’un ancien responsable de cette institution eut informé Didier Daeninckx que le crâne y était toujours conservé. On avait mal cherché, pas au bon endroit, on n’avait pas posé les bonnes questions.
Si l’affaire nous tenait à coeur, à l’historien comme au romancier, c’est que le silence était étouffant. En 2010, au cours de l’Année des outremers, une manifestation se tenait dans le cadre du Jardin d’acclimatation sans que soit rappelé qu’en ce lieu furent exhibés plus d’un millier d’humains, dont les Kanak de 1931, année de l’Exposition coloniale internationale.
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http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/08/10/un-chef-revient-parmi-les-siens_3459682_3232.html
Pascal Blanchard (Historien) et Didier Daeninckx (Ecrivain)
Pascal Blanchard Historien du « fait colonial » (Groupe de recherche Achac &LCP/CNRS), il a notamment codirigé « Exhibitions. L’invention du sauvage » (Actes Sud, 2012) ou « Zoos humains et exhibitions coloniales » (La Découverte, 2011), et prépare pour octobre « La France arabe orientale ».
Didier Daeninckx Ecrivain, a publié, en 1983, « Meurtres pour mémoire », un roman sur le massacre des Algériens à Paris, le 17octobre 1961. En 1998, son récit « Cannibale » (Verdier), révèle au grand public l’exhibition d’une centaine de Kanak lors de l’Exposition coloniale de 1931, à Paris. Il est aussi l’auteur du « Retour d’Ataï » (Verdier, 2002).