— Par Yves-Léopold Monthieux —
Ingénieurs ou ouvriers, chercheurs ou main d’œuvre, que manque-t-il le plus à la Martinique ? C’est la question qu’on peut se poser après l’émission du 12 octobre 2022 sur Martinique-la-1ère à propos du chômage et de la difficulté de trouver en Martinique des travailleurs dont elle a besoin. Me revient en écho la confession que me faisait un vieil ami entrepreneur du BTP, il y a plus de 30 ans. Il m’indiquait déjà à cette date qu’avait disparu la vieille pratique selon laquelle chaque fois qu’il ouvrait un chantier en commune, des volontaires du coin se pressaient pour se faire embaucher. L’époque active des années 1970 – 1980 était déjà donc terminée, où les ouvriers du bâtiment manifestaient dans les rues de Fort-de-France pendant un ou deux jours dans l’année, parfois plus, alors que la Fête du Travail réunissait, la CGT et Victor Lamon en tête, des milliers de travailleurs martiniquais. Ils ne luttaient pas seulement contre le chômage mais aussi pour des augmentations de salaires.
Ainsi donc, il a été fait état une fois de plus de l’impossibilité pour les entreprises de recruter des ouvriers martiniquais à peu près dans tous les secteurs d’activité. Les témoignages d’un entrepreneur et de sa collaboratrice étaient pathétiques. Ils étaient prêts à recruter sur le champ 10 ouvriers et conducteurs d’engins à la condition d’avoir un minimum de qualification. Qui n’a pas eu l’occasion d’éprouver du mal à obtenir les services d’un plombier, d’un carreleur ou d’un jardinier qui sache reconnaître un kod yam ou une feuille de patate douce, un niveau de connaissance qu’il est impossible de retrouver chez 9 sur 10 des « débroussailleurs » ? Existe-t-il un centre de formation des jardiniers en Martinique ?
Ce ne sont pas les cadres qui manquent le plus. Pour dix exécutants, il suffit parfois d’un ingénieur, de sorte que l’arbre des élites qui s’en vont ne parvient pas à cacher la forêt des exécutants qui manquent. La présence de ces derniers est inséparable de tout développement. Ainsi l’autonomie alimentaire à laquelle tous les élus font référence n’est pas possible sans une main-d’œuvre adéquate et nombreuse. Or celle-ci n’existe pas en Martinique, notre école agricole ne forme que des cadres qui, une fois leur diplôme en poche, ont vite fait de trouver un emploi ailleurs que dans le domaine agricole. Déjà aujourd’hui, nos marchés seraient à moitié vides sans le travail d’Haïtiens, en situation régulière ou non. Dès lors, assortie d’une hostilité à l’égard de l’étranger qui se mesure au fond des urnes, l’idée d’autosatisfaction alimentaire ne parvient pas à quitter son strict usage électoraliste. L’objectif est en effet impossible à envisager sans la venue massive d’étrangers haïtiens ou saint-Luciens pour qui, comme en Martinique, le travail agricole n’est pas encore une maladie honteuse. Le mouvement séculaire des coupeurs de canne saisonniers serait-il en train de se transformer en règle générale.
Il est préoccupant que la Martinique ne sache pas plus former ses exécutants que d’empêcher son élite de s’en aller ni même ses techniciens supérieurs. Au surplus, au-delà de la vacuité des discours sur le manque de pouvoirs locaux, il est irresponsable que soit attendu de la métropole, nommée « hexagone », de mettre fin à ces travers. La demande par le président de la CTM à l’État d’un BUMIDOM à l’envers intervient alors que monte l’idée d’une soif de responsabilité. Il est vrai que le MIM vient tempérer cette appétence avec sa formule faux-cul « le peuple dispose » qui permet aux élus d’échapper à la sanction et de conserver le pouvoir après chaque désaveu du peuple, comme en 2003 et 2010. Une formule qui permet en quelque sorte aux « évolutionnistes » de se nourrir de leurs échecs. Il devrait en être de même si la présente aventure du congrès passait par une consultation populaire.
Cependant l’objectif du président du conseil exécutif n’est pas aussi burlesque qu’il y parait. Un simple décret avait suffi pour inscrire les « 40% » dans le marbre, une inégalité qui accorde à une forte minorité de la population une prime à la sécurité de l’emploi. Ce complément de salaire a eu pour objet de susciter la venue de métropolitains et d’orienter nos cerveaux musclés vers la fonction publique. Il en est résulté une caste de fonctionnaires efficaces à gérer la Martinique administrative mais impropres à générer une Martinique économique. En effet, nos ingénieurs ont longtemps troqué leurs compas et équerres contre la blouse de professeur. Imaginer une structure comparable au BUMIDOM afin de rendre la Martinique plus attractive pour nos propres élites tient de la gageure. C’est comme confier le tourisme à ceux qui l’ont combattu pendant un demi-siècle. Devrait-on attendre de l’État une mesure d’extension de la prime de vie chère aux cadres du secteur privé ? Il s’agirait d’un appel d’air pour la migration de confort, le nouvel oxymore que décrivent le métropolitain Patrick Bruneteaux et le martiniquais Olivier Pulvar dans leur ouvrage intitulé Les Métropolitains à la Martinique, une migration de confort. L’Insee et les nouvelles intellectuelles (Nadia Chonville, Claire Palmiste…) ne viennent-ils pas d’alléger la population locale et les hexagonaux du poison distillé par leurs ainés, le « génocide par substitution » ? « Trop de Blancs en Martinique ? Gare aux fake news », prévient aimablement Nadia Chonville.
Deux mesures plus dignes car plus responsables conviendraient peut-être mieux à ceux qui peinent à quitter le marronnier du génocide : la décentralisation de la gestion administrative des fonctionnaires d’État et la diminution progressive de la prime de vie chère. On peut valablement penser que ces mesures qui décourageraient la migration de confort devraient en revanche satisfaire des centaines de candidats martiniquais aux métiers d’enseignants et autres fonctionnaires d’État. Reste que la question peut se poser de savoir si les fonctionnaires métropolitains seraient plus nombreux que les martiniquais à quitter l’île.
Fort-de-France, le 12 octobre 2022
Yves-Léopold Monthieux