Par Selim Lander
Il existe sur les hauteurs de Fort-de-France une route à l’écart de la circulation prisée par les sportifs. Trois kilomètres à plat à parcourir dans les deux sens en marchant, en courant ou à vélo autant de fois que désiré. Le paysage agreste, gouffres profonds, arbres géants, lianes qui tombent depuis le haut des cimes, fleurs exotiques et oiseaux joueurs, seulement ponctué par quelques modestes demeures avec parfois une chèvre alanguie, ou le vestige d’une installation périmée, inspirerait au romantisme si nous n’étions en Martinique, terre des paradoxes, le moindre n’étant pas que les édiles qui ne cessent de vanter la vocation touristique de l’île ne se pressent guère pour envoyer sur le terrain les employés des services techniques municipaux ou autres afin qu’ils effectuent les travaux de nettoyage et d’entretien qui leur incombent. C’est en particulier le cas de cette route bordée de divers « encombrants » (réfrigérateur ou congélateur rouillé, canapé défoncé, …) et autres VHU (véhicules hors d’usage), tandis que des fils électriques peuvent traîner sur le sol pendant des mois, avant que quiconque se décide à intervenir.
Dans cet univers paradoxalement inspirant où un hangar effondré évoque facilement un monument abstrait, un homme s’est levé. Installé dans une anfractuosité de la falaise qu’il a précairement aménagée, il ramasse les déchets qui descendent des torrents, quand ils ne sont pas tout simplement abandonnés au bord de la route, et compose avec eux des sculptures « pauvres » qui sont autant d’occasions de frapper la conscience de ses concitoyens inciviques tout en développant leur sens esthétique. Constructions éphémères, celles-ci sont suspendues à une branche ou à un fil ou simplement posées comme celle photographiée ici.
Il a frappé plus fort, récemment, en exposant une « installation » aérienne devant son logis. Avec des branches, deux vieux vélos, des pièges à écrevisses, des bouts de moustiquaire, d’étoffe, des sacs de plastique, il a bâti une sculpture géante qui vaut bien des œuvres d’artistes patentés invités dans les plus grandes manifestations de l’art contemporain.
Ledit art ayant pour seul principe universel que « tout est possible »[i], n’importe qui est en droit de s’en déclarer partie prenante, ce qui donne des résultats fort inégaux ainsi que chacun a pu le constater. On peut aussi faire de l’art sans le savoir. Sans doute les spécialistes se disputeront-ils pour ranger le sculpteur de la route de Didier dans leurs catégories : art brut, art naïf, art pauvre ? Quelle que soit leur conclusion, un tel débat aura le mérite de faire sortir de l’obscurité une personnalité aussi intéressante que talentueuse. Ses œuvres sont par nature éphémères ? Raison de plus pour les documenter.
On a suffisamment remarqué que l’art contemporain est le plus souvent inintelligible sans un mode d’emploi que les commissaires des expositions se chargent de fournir quand ce n’est pas, le plus souvent désormais, le fait des artistes eux-mêmes. Élaborées sans règle apparente, à l’aide d’une technique rudimentaire, sous la seule direction de l’inspiration de leur auteur, les sculptures de la route de Didier sont bien « contemporaines ». Dénonçant avec un humour certain une situation jugée à bon droit insupportable, elles n’ont pourtant aucun besoin d’être expliquées. Ces œuvres sont politiques au sens le plus noble du terme, ce qui rend d’autant plus nécessaire que la population s’en saisisse et que leur message soit entendu par ceux auxquels elles sont d’abord destinées, en l’occurrence les pollueurs et les politiciens qui laissent faire.
[i] Cf. Danto, Arthur Coleman, After the End of Art. Contemporary Art and the Pale of History, Princeton Un. Press, 1998.
[i] Cf. Danto, Arthur Coleman, After the End of Art. Contemporary Art and the Pale of History, Princeton Un. Press, 1998.