— Entretien réalisé par Dominique Widemann —
Photo Lee Yi-Cheng, Lee Yi-Chieh, Shi Chen
Tsai Ming-liang est l’un des grands cinéastes. La Cinémathèque française lui rend hommage par une rétrospective au moment où son film les Chiens errants sort en salles.
Comme à chacun de vos films, vous remettez en scène l’acteur Lee Kang-sheng, que vous avez filmé pour la première fois encore adolescent. Le voilà dans les Chiens errants père de deux enfants et dépossédé de tout. Que représente ce comédien qui prend de l’âge devant votre caméra ?
Tsai Ming-liang. Je crois que je suis impatient de continuer à le voir vieillir. Nous ne tournons pas énormément de films. Depuis Visage, le précédent, quatre ans ont passé. Les traits de Lee Kang-sheng, sa démarche se sont modifiés. Je montre cela à l’écran sans rien épargner, parfois en très gros plans. Dans la vie également je le vois évoluer comme être humain. Il poursuit une performance de marche au ralenti entamée en 2011 et que je souhaitais d’abord destiner à la scène. Il m’a tellement bouleversé que cela a donné lieu au tournage d’une série de courts métrages, des « expéditions au ralenti » réalisées dans différentes villes et qui associent cinéma et installations artistiques. Je voulais continuer à filmer son visage, c’est celui de mon cinéma. C’est ce qui demeure dans les Chiens errants, dont le processus a duré trois ans durant lesquels je ne cessais de retirer des éléments de narration, des personnages. Cela apporte un début de réponse à mes questionnements sur le rapport au temps dans le cinéma. Je travaille avec lui et les trois actrices du film depuis vingt ans. Là, elles jouent le même personnage féminin. Le travail s’est construit à partir de la situation d’échec dans laquelle se trouve Hsiao-kang qu’interprète à nouveau Lee Kang-sheng.
Figure toujours solitaire mais dépouillée des aspects burlesques de vos films précédents, comment en est-il arrivé là, homme-sandwich planté à un carrefour de Taïpei dont vous réduisez au minimum l’expression intime et sociale ?
Tsai Ming-liang. Le chômage s’aggrave à Taïpei. Ces hommes-sandwichs avec leurs panneaux publicitaires sont devenus une figure commune. Que savons-nous d’eux ? Hsiao-kang est dans cette marge. Pour la société, c’est un inutile. Il a deux enfants dont la mère est absente, ce qui lui confère une part de responsabilité et l’oblige à travailler même s’il n’en a pas envie. C’est un personnage perplexe face à la vie, désespéré de tout ce qu’il a déjà perdu et continue de perdre. À son âge, il est trop tard pour s’améliorer. Ne lui restent que ses souvenirs. Les problèmes du monde empirent et la destruction, pourtant, n’est jamais annoncée. Le film se déroule presque entièrement dans les rues, les friches, les ruines, qui sont des personnages à part entière. Le développement trop rapide de l’Asie produit des constructions très laides. Quand elles commencent à s’abîmer, elles retrouvent une simplicité, voire une sorte de beauté tranquille, comme celle de la mort. L’être humain a besoin de ces ruines. Elles sont au centre du film. La ville entière est une grande ruine pas seulement, celles que je montre. Les gens y sont comme des fantômes, des âmes errantes dans l’absurdité du monde.
Le corps est à chacun de vos films un puissant vecteur émotionnel. Là il est ramené à ses besoins primaires. Les longs plans-séquences et non la narration dessinent l’espace et le temps. Pourquoi ces effacements ?
Tsai Ming-liang. Ce ne sont ni des effets de style ni une trame narrative. Ces diverses séquences par lesquelles je me suis attaché à montrer un mouvement, une action, jusqu’à leur aboutissement constituent la structure même du film. La question semble se résumer aux besoins vitaux, manger, dormir, avoir un bout de toit sur sa tête. Rien que pour cela on paie un prix considérable. Cela ne m’intéresse pas de disséquer les mécanismes économiques et sociaux. Pourquoi l’être humain prend-il si peu le temps de s’arrêter pour penser, réfléchir à sa propre existence. Après quoi courons-nous ? C’est une question de valeurs.
Et les valeurs de la création artistique ?
Tsai Ming-liang. Mes questionnements se reflètent au plan esthétique. Je pense que le cinéma n’a pas d’avenir si l’on est dans la seule préoccupation de répondre aux attentes des autres. On se retrouve sous la loi du marché. La facture du cinéma commercial est trop formatée pour permettre la création. Au plan formel je me place à contre-courant. Je mets en œuvre d’autres modes de présentation, de distribution, dans des musées par exemple. Je mesure la différence dans le regard des spectateurs. C’est ainsi que je peux poursuivre ma démarche artistique.
Nos vies de fantômes En chinois l’expression « les chiens errants » évoque des escapades campagnardes loin du tumulte urbain. On mesure l’ironie du titre au vu de son dernier film. Le cinéaste est de retour dans la ville de Taïpei où son personnage récurrent, Hsiao-kang (Lee Kang-sheng), brandit durant des heures des annonces immobilières des panneaux publicitaires au milieu d’un carrefour aux flux incessants. Métaphore d’une condition humaine dont Tsaï Ming-liang interroge l’absurdité quand tout ce que l’on construit est voué à l’échec, aux vieillissements et aux délitements du temps.
Hsiao-kang, doté de deux enfants, survit de justesse au sein d’étranges paysages de jungle périphériques, submergés par les eaux de pluie et de rivières. L’intrigue s’efface au profit de toutes les dimensions créatives d’un artiste qui revient aux motifs et ne se répète jamais. Un film immense.
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Mercredi, 12 Mars, 2014