— par Janine Bailly —
Le décor est minimaliste, table-chaises et fauteuil qui tend à évoquer de douloureuses séances d’extraction dentaire… puisqu’aussi bien toute rupture dans le couple a pour motivation le désir d’échapper à ce qui contraint, au quotidien qui enferme, à l’autre qui soudain nous insupporte ! La scène est donc intemporelle, hors d’un lieu défini, elle pourrait être d’ici, de là-bas ou d’ailleurs. Que nous importe !
Ils sont deux, ou trois si entre eux se matérialise la haine debout, compacte et drue. Elle, plutôt dans sa belle maturité, Lui en un âge déjà quelque peu déclinant — mais il est dans la « vraie vie » des couples, fussent-ils présidentiels, qui eux aussi font fi de ce paramètre. Elle, dans une beauté un peu agressive, un rien vulgaire, talons hauts et maquillage accentué. Lui un tantinet négligé, ventre rebondi sur ceinture serrée, à qui elle pourrait bien retourner la belle déclaration misogyne de Charles Aznavour : « Non… tu t’laisses aller, tu t’laisses aller ». Lui, cheveux grisonnants plus ou moins peignés selon la scène, Elle dont on ne sait si la fixité implacable de la noire chevelure est due à la nature ou au truchement d’une perruque ; et son personnage exude une certaine artificialité de poupée Barbie, opposée à la pesante présence terrienne de l’Autre. Le couple serait-il donc le lieu du faux-semblant et du paraître ? L’Autre dans le couple ne deviendrait-il pas, enfuie — enfouie ? — la passion des débuts, un enfer à la Sartre ?
Car dans chacune des ruptures jouées, il s’agit évidemment de savoir qui va quitter qui, qui va manger qui, qui va symboliquement mettre à mort son binôme. Et quand les liens amoureux se distendent, que les liens anciens se font cordes à vous ligoter prisonnière sur votre chaise — puisqu’au temps même où l’on vous rejette on aimerait vous retenir — les deux corps, autrefois amants, se repoussant ouvrent entre eux l’interstice où glisser l’intrus, prétexte à cristalliser des sentiments jusqu’alors secrets, scrupule qui gratte sous la plante du pied et rend l’Autre haïssable : là ce sera une chienne chère à l’Un insupportable à l’Une, ici un amant pour Monsieur et dont le métier de pompier irritera Madame en ce fait qu’il serait d’une classe inférieure plus encore qu’en raison d’une homosexualité dévoilée. Et si un instant Elle et Lui semblent se réconcilier, faisant front commun contre l’enfant-roi qui les tyrannise si bien, absent de la scène mais que l’on imagine sans peine, si donc ils complotent de concert contre leur infernal rejeton, ce sera pour ensuite mieux se déchirer.
Certes, tout n’est pas de la plus grande élégance dans un texte qui ne se veut pas littéraire mais qui, ne se payant pas de mots, distille en phrases courtes, incisives et cruelles, le venin qui parfois met à mort les plus belles amours. Certes, les situations portées à l’extrême peuvent à certains sembler invraisemblables, tandis que d’aucuns se demandent si l’on peut se permettre d’en rire.
Mais que ce soit la pâtée pour chiens qu’elle se voit contrainte de déguster, l’autodafé que sur elle se prépare à faire l’Amant du Pompier, ou les projets d’assassinat mûris par les deux parents sadiques, on se dit qu’ici on n’est pas si loin d’une certaine réalité, à retrouver dans les faits-divers de nos journaux. Aussi fallait-il, pour faire entendre les dialogues imaginés par Rémi de Vos, et qui se seraient fort bien ici passés de micros, deux comédiens talentueux, capables d’assumer, jusqu’à la caricature parfois, leurs personnages. Je dirai aussi, pour la comédienne spécialement, le talent qui fait d’un simple regard le vecteur du sens, la mobilité d’un visage prompt à passer de l’immobilité parfaite à l’expression débridée de sentiments qui submergent et débordent. Et l’énergie sans faille d’un spectacle qui ne s’est pas seulement satisfait de nous faire rire…
Fort-de-France, le 16 octobre 2018