— par Janine Bailly —
« Green Book, Si Beale Street…, The Hate U Give »
En attendant l’ouverture des Rencontres Cinéma Martinique, n’hésitons pas à prendre dès que possible le chemin des salles de Madiana. Certes, il arrive que les séances VO, plus souvent que les autres peut-être, se voient soumises à de désagréables infortunes, maints spectateurs se trouvant confrontés à ce dilemme, voir le film en français, ou se faire rembourser dans l’espoir de revenir un autre soir, ou de guerre lasse ne jamais voir le film ! Cependant, force est de reconnaître que depuis la dernière décennie, beaucoup de progrès ont été faits, et il me fut bien difficile de satisfaire ce mois-ci toutes mes envies de pellicule tant la programmation — qu’elle soit du fait de Tropiques-Atrium ou de Madiana — s’est montrée alléchante, diverse, et prometteuse. Par bonheur, certaines séances du “dimanche-onze heures” donnent à la retardataire que je suis parfois l’opportunité de se rattraper, et la sérénité particulière du lieu en ces calmes matins-là contribue aussi à mon plaisir !
Des États-Unis ne sont pas venus que les traditionnels blockbusters — trop longtemps squattant l’affiche ? — mais des films différents, pour nous parler dans la gravité ou dans la légèreté, avec sérieux ou avec humour, mais sans jamais laisser indifférent, du monde comme il va, comme il devrait aller, de ses réussites et de ses failles. Toujours à l’affiche, Green Book, de Peter Farrelly, le film aux multiples récompenses, généreuse fiction, belle utopie incarnée par deux êtres dissemblables et qui, retrouvant le chemin de leur humanité, deviendront sinon amis du moins proches pour le restant de leur vie ! C’est l’histoire de Tony Lip “videur de boîte” blanc promu chauffeur de Don Shirley, musicien noir de grande renommée, ce dernier l’ayant judicieusement choisi comme aussi homme à tout faire — ce qu’il refusera sans ambages de devenir — et garde du corps, avant d’effectuer une tournée de concerts à risque dans le Sud profond. Un Sud des États-Unis marqué par un racisme agressif en ces années soixante où le mouvement des droits civiques commence juste à se faire entendre, dans un pays où règne la pire des ségrégations. Armés du manuel intitulé Green Book, ils devront dénicher les établissements susceptibles d’accueillir Shirley, hôtels minables souvent, ou palaces où l’on accepte “l’homme de couleur” pour qu’il y donne son concert tout en lui déniant le droit de s’asseoir à la table des autres lorsqu’ils sont blancs ! Qu’il s’appuie sur Tony, où se voie même contraint de requérir la Maison blanche pour se tirer de quelque mauvais pas, Shirley reste d’abord enfermé dans sa cuirasse d’homme guindé, sur la défensive, supérieur croit-il en raison de sa grande culture. Mais de petit pas en petit pas, deux êtres dissemblables se découvrent et s’acceptent. L’un descendant de son trône, au propre comme au figuré : n’est-ce pas dans cette sorte de siège perché qu’il reçoit d’abord Tony ? L’autre se dépouillant peu ou prou de ses manières et de son langage de prolétaire mauvais garçon : n’apprend-il pas de Shirley l’écriture de lettres romantiques à l’adresse de son épouse ? Le réalisateur fait que ces mondes se confrontent puis s’imbriquent avec un humour de bon aloi, qui contribue à la réussite du film et nous porte à aimer cette belle leçon de tolérance et d’espoir, d’autant plus qu’elle est inspirée d’une histoire vraie !
Deux autres films “noirs” sur les écrans, pour nous parler de ce que fut, et qui demeure sous de nouvelles formes, ce racisme imbécile et tenace lié à la couleur de peau, un racisme qui gangrène la société, interdisant aux gens de bonne volonté l’accès à la sérénité et au bonheur. Si Beale Street…(pouvait parler), de Barry Jenkins, inspiré du roman de James Baldwin If Beale Street Could Talk, et The Hate U Give, titre éponyme du livre écrit par George Tillman, ont en commun de magnifier, au-delà de l’amour qui unit les couples noirs et leur permet de faire face à l’adversité, deux figures de femmes prêtes au combat, leur rêve d’avenir cruellement détruit par une société inégalitaire et violente. La première, Tish, vit à Harlem : malgré la douleur, elle se relève pour laver l’honneur et tenter d’innocenter, avant la naissance de leur enfant, son compagnon Fonny emprisonné car injustement convaincu de viol par un policier blanc. Un policier avide de vengeance après qu’il eut été mis en échec par la tenancière de l’épicerie lors d’un épisode où il avait prétendu arrêter Fonny, au prétexte qu’il était venu au secours de Tish grossièrement malmenée par un client blanc. La seconde, Starr, sera bientôt malgré son jeune âge déterminée à se battre, aux côtés d’associations constituées, elle qui a vu son ami d’enfance abattu par la police blanche lors d’un contrôle routier sans raison valable d’être, résolue à se battre pour qu’enfin règne la justice, qu’éclate la vérité, et que soient reconnus ces crimes qui, dans la vraie vie, nous éclaboussent tout autant que dans la fiction. De la même façon que dans Green Book, deux mondes ici se côtoient, mais au lieu de se rejoindre ils voient par cet assassinat leur factice équilibre se détruire — Starr qui réside dans une zone résidentielle pauvre occupée par des Noirs fréquentait, dans un autre quartier, une école ouverte prioritairement à des élèves privilégiés blancs.
S’il s’agit d’œuvres de fiction, la première se montrant plutôt réjouissante, ces deux dernières tendent hélas un miroir à une cruelle réalité. Et l’on oublie volontiers certaines faiblesses de la réalisation, le romantisme exacerbé et le maniérisme esthétisant de Si Beale Street pouvait parler, la volonté pédagogique visible de The Hate U Give, tant chacune de ces oeuvres nous parle, nous émeut, nous interpelle… et de la projection nous sortons bourrelés de mauvaise conscience, quand bien même il ne nous est parlé ici que d’Amérique, de la projection nous sortons avec aux lèvres cette question, que faire pour que change le monde ? Qu’est-ce-que je fais, moi ? C’est aussi cela, le cinéma, non ?
Fort-de-France, le 16 février 2019