— Par Selim Lander —
Sous l’intitulé général « Affluents », trois danseurs et une danseuse qui font partie du ballet d’Angelin Preljocaj ont présenté leurs créations lors d’une soirée, au Pavillon Noir, qui clôturait les manifestations organisées pour célébrer le trentième anniversaire de la compagnie. Disons d’emblée qu’on a été séduit par l’inventivité des jeunes danseurs chorégraphes (ils ont tous moins de trente ans). Seule la tentative de Caroline Jaubert, qui tentait de mixer théâtre et danse, est apparue ratée, faute d’un contenu suffisamment substantiel.
Absentia de Liam Warren
La première pièce est peut-être celle qui a fait le plus impression. Il convient d’imaginer quelque chose qui tient de la performance et du butô (ou butho), plutôt que de la danse occidentale. Au début, on aperçoit seulement des bouts du corps d’un danseur (formidable Marco Herlov Host) balayés par un rayon de lumière, « les empreintes d’un corps dans l’espace » comme l’écrit le chorégraphe canadien⋅ Après un noir, on découvre le danseur en position fœtale couché dans un couloir de lumière⋅ Il se déplacera sur le rythme du butô, accroupi ou debout. De temps à autre, le noir se fait avec des « arrêts sur image » à différents endroits du plateau. A quoi s’ajoutent quelques effets stroboscopiques. Le tout convoque de l’essentiel, du primordial, une vérité cachée sur la vie, le corps vivant. Une musique qui semble sortie d’une usine souterraine, à moins qu’elle ne soit destinée à évoquer une pompe respiratoire ajoute à l’impression d’enfermement et d’oppression provoquée par cette pièce dont on ne sort pas tout-à-fait indemne.
Tres-2B de Baptiste Coissieu
L’impression d’oppression est encore plus présente dans la pièce suivante de Baptiste Coissieu qui l’interprète avec son camarade Sergio Diaz. Le titre, énigmatique, n’est pas moins évocateur du contenu de la pièce, dès que l’on sait que Tres-2B est le nom d’une exo-planète (située précisément à 695 années-lumière de nous dans la constellation du Dragon) et que les conditions y sont particulièrement dures (en tout cas pour des terriens), puisque baignant dans la pénombre et dotée d’une masse et une température très élevées. Suivant la prière d’insérer, les deux danseurs seraient des habitants de cette planète qui débarquent sur terre. Cette interprétation n’est pas immédiatement évidente pour les spectateurs mais peu importe, car la pièce – bien que totalement différente de la précédente – est elle aussi forte de bout en bout. Personnellement, nous verrions plutôt dans les deux personnages se démenant sur le plateau des humains d’un futur de science fiction sombre et totalitaire : deux êtres à demi décérébrés enfermés dans une salle obscure et vide dont ils essaieront de s’échapper après en avoir découvert les limites, le fond de scène en l’occurrence, agrémenté d’une armoire électrique et d’une porte (fermée). Vêtus d’une culotte et d’un masque de catcheurs, baignant dans un univers musical électro-pop, leurs mouvements mécaniques, saccadés, entravés, parfois hachés par les éclats d’une lumière stroboscopique, sont ceux de prisonniers dont l’intelligence se serait perdue. On sent bien qu’ils aspirent à une certaine libération, morale autant que physique, en particulier lorsqu’ils auront ôté leur masque, mais celle-ci ne pourra qu’échouer. Ils sont au demeurant plus drôles qu’effrayants et provoquent une empathie certaine. On souffrirait avec eux si l’humour qui surnage malgré tout constamment ne nous en dissuadait.
Bro de Nicolas Zemmour
Changement complet d’ambiance avec la pièce de Nicolas Zemmour consacrée au thème de la fraternité. Ici l’humour règne en maître, ce qui n’empêche pas l’émotion. Quand on aura ajouté que Nicolas Zemmour, qui interprète lui-même sa pièce en solo, démontre ici de réelles qualités de danseurs, en se lançant par exemple dans un « manège » endiablé, on comprendra qu’il a clôturé la soirée aussi bien qu’elle avait commencé, quoique dans un tout autre genre. Il entame pourtant son show, de manière plutôt déroutante, par un « à la manière » des stand-up comiques, en bonimentant sur la différence entre un « fils » (premier né) et un « frère » (puiné – il faut être deux, en effet, pour faire des frères !) La musique, heureusement, ne tarde pas à arriver, et avec elle le danseur, lequel renonce dès lors à son boniment et cède la place, par intermittence, à une voix off qui porte un message empreint de poésie et de nostalgie. Le danseur porte cravate et costume. La veste, une fois ôtée et fixée sur la tête, lui fait comme l’un de ces masques anti-mouches qui, dans leur variante la plus développée, couvrent aussi bien les yeux que les oreilles et les naseaux des chevaux. Que N. Zemmour relève alors la tête avec un tant soit peu de violence et la veste de masque devient crinière. Le danseur ainsi affublé joue sur cette ressemblance, cheval fou qui s’agite en tout sens. Jamais à court d’imagination, les deux chaises qui figuraient au début chacun des deux frères peuvent tout aussi bien lui servir d’échasses, à moins que, assis sur l’une d’elle, ou jouant avec elle, il n’entreprenne de mimer le désespoir aux accents d’une musique tzigane…
Déjà publiés :
« Spectral Evidence et La Stavaganza, deux pièces de Preljocaj pour le NYC Ballet »
« Preljocaj fait sa fête »
« Prestations mitigées d’anciens danseurs de Preljocaj »