— par Selim Lander —
La Fondation Clément s’attache à faire voir, à promouvoir les artistes antillo-guyanais, tout en faisant découvrir à son public des œuvres venues d’autres horizons mais le plus souvent en relations historiques et affectives avec la Martinique (l’art traditionnel africain, l’art contemporain du Bénin, Télémaque, Pascale Marthine Tayou, etc.). Trois artistes martiniquais, dont un « importé », sont en ce moment à l’affiche, soit dans l’ordre alphabétique Claude Cauquil, Alain Dumbardon et Robert Manscour. Comme ces artistes sont déjà bien connus des amateurs, on se contentera d’examiner ici deux œuvres de chacun.
Les Temps recomposés de Claude Cauquil
En dehors même des amateurs, tout le monde connaît Claude Cauquil à la Martinique, tout en ignorant parfois son nom, pour les grandes fresques peintes sur nos murs, avec ou sans son ami Mickaël Caruge, telle, pour ne citer qu’un exemple, la série de visages plus grands que nature sur le mur situé en face du magasin Bricorama, ex Weldome, à Fort-de-France. Son art, néanmoins, est bien plus divers et s’est encore diversifié au cours du temps avec, d’une part, l’apparition de broderies minutieusement confectionnées et, d’autre part, à l’opposé pourrait-on dire, des toiles de grand format vigoureusement brossées représentant des paysages naturels. L’œuvre placée en tête de cet article ne ressort d’aucune de ces catégories, elle appartient à une nouvelle série intitulée « What we need » de tableaux de 13×18 cm, tels des agrandissements photographiques de baisers en gros plan échangés par des personnages et dans des attitudes qui changent d’un tableau à l’autre. Ces peintures, car il s’agit bien évidemment de peintures, malgré le côté hyperréaliste de certaines d’entre elles comme justement celle retenue ici, sont caractérisées par les contrastes entre le noir et un blanc granuleux, avec quelques taches de jaune. Un contraste évidemment moins marqué dans notre exemple qui se distingue par ailleurs de toutes les autres œuvres de cette série par sa larme rouge, sans doute pour marquer que les personnages qui y sont représentés, les plus âgés, devront bientôt quitter le monde d’ici-bas. Anyway, en attendant et quel que soit notre âge, comme l’indique le titre bien choisi de cette série nous aurons toujours besoin d’amour… et de baisers.
La deuxième œuvre retenue ici, intitulée « Les boutons », est un exemple de ces tableaux composites, également récents, où se détachent sur un fond abstrait une portrait réaliste auréolée de broderies, le plus souvent également abstraites, avec des inserts d’objets, tandis que ce tableau-ci ajoute un second élément réaliste, volontairement ludique et parfaitement accordé au petit garçon qui nous dévisage avec une moue vaguement interrogative, un nounours aux yeux bien sûr faits de deux boutons, plus grand que son propriétaire, figure tutélaire et protectrice, rassurante en tout cas à voir la contenance du garçon.
Les Traces et signes mémoriels d’Alain Dumbardon
Il fut un temps où l’on ne se souciait pas de donner un titre aux expositions personnelles d’un artiste, son nom suffisait. Cette époque est désormais résolue. Il n’y a pas d’exposition sans un intitulé censé résumé les intentions de l’artiste. L’exercice, bien qu’obligatoire, est difficile parce que les artistes n’ont pas toujours des intentions très claires, même s’ils se sentent désormais plus ou moins tenus de porter un message, et le fait est que le regardeur a souvent du mal à rétablir le lien entre ce qu’il voit et ce qu’on lui dit qu’il devrait voir, a fortiori entre le titre choisi pour une exposition entière et des œuvres souvent disparates. Hosanna ! Avec Alain Dumbardon ce problème a été en partie résolu en ne mentionnant que ce que tout le monde peut voir sur ses tableaux, des motifs qui semblent tout droit issus d’une Afrique ancestrale à côté d’autres motifs d’origine amérindienne, des memento donc. Quant au mot « traces », il pourrait évoquer lui aussi, quoique moins directement, les griffures sur nombre de tableaux, mais il faut avoir le catalogue en mains pour comprendre que le choix de ce mot trouve en réalité son origine dans une citation d’Édouard Glissant : « Ces Africains traités dans les Amériques portèrent avec eux… la trace de leurs dieux, de leurs coutumes, de leurs langages… ils eurent ce génie de féconder des traces, créant, mieux que des synthèses des résultats qui surprennent ». Memento à nouveau, donc.
Il est intéressant de juxtaposer les deux œuvres reproduites ici car traitant du même motif, celui du couple d’amoureux, avec deux médias différents, la peinture à l’acrylique d’un côté, le dessin à l’encre de l’autre, et d’autres différences essentielles, quant au sujet d’abord, parce que les deux personnages de profil qui se font face sont placés en quelque sorte en majesté sur le tableau, tandis qu’ils sont relégués au bas du dessin et ensuite par la manière dont ils sont représentés, simples silhouettes idéalisées dans le premier cas, au point qu’il est difficile de deviner leur sexe, dessins plus réalistes dans le second cas, l’homme à gauche et la femme à droite. Si la facture de la peinture est proche de celle de certains peintres africains, les personnages récurrents à la tête en forme de ballon de rugby – quatre sur le dessin – relèvent d’une autre influence à chercher plutôt du côté de Picasso ou de Lam.
Transmutation de Robert Manscour
Sans changer de technique, celle du verre thermoformé, coloré, parfois gravé, émaillé, Robert Manscour a tellement multiplié les séries au cours de ces dernières années, au point que certains de ses afficionados n’ont pas pu le suivre jusqu’au bout, que se trouve justifiée dans ce cas une revue des troupes. Si les « Robis » (petits personnages entièrement en verre campés sur leurs deux pieds) qui l’ont fait connaître ont toujours leur place dans sa production, ils sont désormais concurrencés par des « Bwa Bwa » inspirés des marionnettes traditionnelles de la Martinique, des « Totems » (autres figures anthropomorphes mais sans bras ni jambes, posées sur un socle métallique), des « Stanis » (les mêmes en plus grand avec le bas du corps et des jambes en métal) et, pour rester dans les compositions incorporant des éléments métalliques, les « Waynes », chiens-fers pouvant servir de tablette aux pattes et à la queue en fer forgé. Revenant aux sculptures intégralement en verre, les « Tobias » possèdent un corps semi-cylindrique, sans bras, les Okourans » », également semi-cylindriques sont comme le nom l’indique des appliques à illuminer de l’intérieur, d’autres qui ne sont pas anthropomorphes étant intitulées tout bonnement « Appliques ». On découvre enfin des « Pagaies », des « Clés » et, plus ésotériques, les « Tablettes alchimiques » et la série V.I.T.R.I.O.L, pour « Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultum Lapidem » (soit en bon français : Visite intérieure de la terre, et en rectifiant, tu trouveras la pierre cachée – sic), la « quête ultime » de l’artiste, nous apprend-on.
On connaît la définition kantienne du beau : ce qui plaît universellement sans concept. Une définition qui n’est pas à l’abri de quelques objections mais on peut l’admettre au moins dans un environnement donné. Concernant Manscour, on ne niera pas que ses œuvres séduisent d’emblée et l’on voit bien pourquoi : elles possèdent deux caractéristiques qui font mouche à tous les coups, d’une part leurs couleurs pas toujours franches mais le plus souvent vives et formant d’agréables contrastes, d’autre part leur côté drolatique, toujours présent dans les sculptures anthropo- ou zoomorphes, les plus nombreuses. On en jugera d’après les deux exemples reproduits ici, les trois « Stanis » aux couleurs contrastées qui nous contemplent derrière leurs lunettes avec leur bouche vermillon et un sourire qui devient carrément un rire pour le personnage le plus grand, au centre. Quant au chien-fer, rare composition incluant des matériaux non travaillés, des galets en l’occurrence, avec sa queue en l’air et son air de nous demander quelque chose comment ne pas dire de lui qu’il est « craquant » ?
Une précision sans doute superflue : ces exemples nous aident à comprendre un point essentiel de la définition proposée par Kant : la beauté, présente d’ailleurs dans la nature, se retrouve dans bien d’autres œuvres que celles correspondant aux canons du classicisme. Une Robi (puisqu’il en existe des deux sexes) de Manscour n’est certes pas « belle » comme une vénus de Praxitèle, elle ne nous touche pas de la même manière, la demoiselle de guingois au sourire en coin n’est comparable en aucune façon à la beauté marmoréenne aux formes parfaites. Elles ne sont pas moins « belles » toutes les deux, de même que le couple pathétiquement amoureux du baiser de Cauquil.
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A côté des expositions temporaires, la Fondation Clément présente par roulement des œuvres tirées de ses réserves dans la nouvelle salle baptisée Pinacothèque. Cela vaut toujours la peine d’y faire un tour pour contempler des œuvres que l’on a déjà eu, ou pas, l’occasion de rencontrer. En ce moment on peut y admirer une pièce d’Ernest Breleur récemment restaurée, « Pol Pot » ou Violence des Khmers rouges sous la conduite de Pol Pot (2008) qui n’est que rarement exposée car elle réclame un environnement spécifique.
Claude Cauquil, Alain Dumbardon, Robert Manscour, Fondation Clément, Le François, Martinique, du 14 février au 13 avril 2025.