— Par Alvina Ruprecht —
Dans dans un espace circulaire où les murs sont recouverts de tentures noires, les acteurs se livrent aux pulsions archaïques d’un monde d’avant l’histoire, espace/temps des récits fondateurs où convergent des héros mythologiques, des paraboles bibliques et des contes merveilleux.
Le point de départ de cette œuvre est un texte dramatique intitulé Quelques histoires d’amour très très tristes, de l’auteur cubain Uliseo Cala, traduit de l’espagnol par Pierre Pinalie et adapté à la scène par Medina. Il faut dire que ce spectacle, à la fois gênant et troublant, nous a éblouis et bouleversés (même après deux heures sans entracte).
Cette manifestation d’un metteur en scène dont l’esthétique théâtrale révèle une recherche scénique extrêmement raffinée, ramène le spectateur à une époque révolue d’expérimentation corporelle tout en le plongeant dans les courants les plus actuels de la scène contemporaine. Nous y reconnaissons le processus rituel des années 1970 : les expériences de Grotowski et de l’Américain Richard Schechner, ainsi que celles de la scène post-holocaust des artistes polonais qui faisaient émerger les acteurs des tas d’ordures en hurlant leur douleur – signe d’une vie renouvelée après la destruction de la 2e guerre mondiale..
Cependant, puisqu’il s’agit de cinq histoires qui s’enchaînent, écrites, selon Medina, sur le modèle dramatique du Nô japonais, nous nous retrouvons face au monde de Mishima, maître artisan du Nô moderne (Cinq Nôs modernes) où la rencontre entre le revenant, le dieu et celui qui reçoit ces figures mythiques sur terre, est assaisonnée des pulsions sadomasochistes et homo-érotiques. Et voici la vision scénique que Médina nous propose.
Dans un premier temps, deux corps masculins – qui se dénudent progressivement – et deux corps féminins enveloppés de noir, se retrouvent dans ce cercle mythique, où acteurs et spectateurs, tous prisonniers de cet espace de l’oralité, sont contraints de recréer le monde ensemble. Si les acteurs ne peuvent ni entrer, ni sortir, nous aussi sommes pris dans cet espace quasi irrespirable, obligés d’avaler la poussière et de sentir les odeurs de la sciure et de la transpiration de ces artistes qui doivent subir des rencontres physiques parfois difficiles à regarder.
Voilà Hector, le héros de la Guerre de Troie assassiné par sa femme qui revient sur terre alors qu’Andromaque souhaite que le dieu lui pardonne le meurtre de son époux, Mais d’autres scénarios troubles émergent de ce jeu de rencontres entre revenants et créatures à la recherche de leur rapport au monde. Les corps se transforment : deux corps fusionnent pour représenter des bêtes mythiques à deux têtes; les identités sexuelles s’échangent entre corps masculins et féminins alors que les corps sont pas vraiment interchangeables car le metteur en scène exhibe le corps de l’éphèbe de manière beaucoup plus érotique, en l’inscrivant au centre de ces fantasmes sadomasochistes et homo-érotiques.
L’avènement du dieu Erostrate est mis en parallèle avec le personnage mythique du fou, l’incarnation de l’érotisme, la recherche d’un plaisir sexuel dans l’abjection, où le corps s’offre volontiers aux pires abus comme signe de l’extase sexuel du martyr. Le corps brûlé, torturé d’Erostrate, le personnage de Job, bavant et hurlant comme un animal qu’on assassine, couvert d’immondices et meurtri par la foule, rampant dans la boue et la sciure, tous ces corps se soumettent volontiers à ce jeu dont la cruauté et la violence progressent au cours de la soirée, passages obligatoires de la théâtralisation d’un chaos fondateur vers un nouvel ordre du monde.
Aucun doute que cet univers scénique doit autant à Mishima qu’à Romeo Castellucci, créateur du théâtre Societas Raffaello Sanzio et apparemment, le metteur en scène fétiche de Medina. L’Orestea, una commedia organica (7e Prix Europe, 2000) de Castellucci avait saisi un monde grotesque, à peine issu des boues des origines. Ses acteurs, choisis parmi ceux ayant les corps les plus déformés et monstrueux, vivaient une rencontre profondément perverse, les premiers balbutiements de l’être humain qui déambulaient parmi les animaux, ambiance que Castellucci a reproduite en lâchant les chèvres, les moutons et les chiens parmi les acteurs, alors que les grognements, les vibrations les grincements , les bruits des profondeurs assuraient le paysage sonore.
Toutefois, l’inspiration ne produit pas toujours les résultats souhaités. S’il est vrai que les jeunes acteurs de Madina avaient des corps splendides, selon la vision de Mishima, nous avons compris que derrière leurs cris hystériques qui évoquaient les bruits d’animaux lâchés dans la nature, il y a eu un débordement physique qui était plutôt le signe d’un malaise fondamental. Le metteur en scène a brûlé des étapes en inscrivant ces jeunes dans une forme de création corporelle pour laquelle ils n’étaient pas encore prêts.
Cette forme de théâtre repose essentiellement sur une expérience vécue réellement par ces corps qui se livrent au metteur en scène et on ne devient corps obéissant qu’après un long processus de travail. Ceci comporte souvent des exercices corporels empruntés aux traditions non occidentales qui deviennent, à la longue, un mode de vie de l’initié.
C’est ainsi que l’artiste retourne à une sorte de pureté des origines où il peut se débarrasser de tout ce qu’il (elle) avait appris auparavant, de toutes les conventions de la diction, des formes de jeu classique, de tous les préjugés concernant la scène. Cela signifie un corps entraîné à reconnaître la pureté de ses moindres pulsions et un acteur qui connaît à fond toutes les parties les plus cachées, les plus obscures de son corps pour qu’il puisse contrôler tous ses muscles, toutes ses réactions et se servir de son corps comme instrument parfait, à partir duquel toute expression totalement authentique soit possible. Dans cette optique c’est le corps qui impose ses réactions à la conscience « nettoyée » de l’acteur. Donc, dans la logique de cette pièce, l’acteur devait être un instrument entièrement soumis aux possibilités de son corps, libéré de tout bagage pré-déterminé.
L’absence de cet apprentissage par le corps était trop évidente. Le jeu n’était pas réellement vécu. Nous avons vu des comédiens souvent trop conscients de leurs corps et de l’effet qu’il fallait produire sur le spectateur, trop prêts à se livrer à la provocation, à la séduction, à la gestuelle hyper maniérée des mannequins qui font l’amour avec la caméra. Il y a eu également, des jeux à la fois trop timides, trop maladroits, trop pris par l’articulation du texte, ou trop portés à des effusions de bruit, des hurlements sans fondement. Ces comédiens étaient dépassés par l’ensemble d’une expérience qu’on leur imposait.
Puisque ce sont des débutants, il faut reconnaître leur dévouement et leur volonté de collaborer à un événement si exigeant sur le plan physique et émotif et il est certain qu’ils porteront les traces de cette expérience encore longtemps.
Yoshvani Medina présente cette pièce au Théâtre d’Outre-mer en Avignon (TOMA) à la Chapelle du verbe incarné, lors du festival d’Avignon, au mois de juillet. Contrainte à un espace frontal, réduite à 60 minutes, l’œuvre pourrait créer une impression très différente dans les conditions « off » du Festival. Voilà ce qu’il faudrait voir et nous y serons pour nous en rendre compte.
Alvina Ruprecht, pour Madinin’Art.
La Cie Théâtre « si » présente
Quelques histoires d’amour très très tristes
De Uliseo Cala
Traduction de Pierre Pinalie
Mise en scène de Yoshvani Medina
Scénographie et costumes de Ludwin Lopez
Distribution :
Virginie Coumont
Bruno Khalo
Ricardo Miranda
Marie Laure
Réservations et renseignements : 06 96 94 56 48