— Par Roland Sabra —
La salle était pleine à craquer, rarement une soirée d’ouverture du Biguine Jazz Festival a réuni autant de monde. Déjà sur la route, il était possible de se rendre compte de l’affluence : plus d’une heure pour faire le trajet entre Fort-de-France et la Pointe du Bout. Il ne fallait pas avoir raté la navette de 19h !
C’est Chris Combette qui ouvre la soirée après avoir rendu un hommage appuyé au fondateur du Festival, Christian Boutant dont il rappelle le soutien déterminant dans l’attribution du Prix de la Sacem en 1996 pour sa chanson Lè Siel Si Ba qui marquera un tournant important dans sa carrière.
Il est solidement soutenu par une guitare solo ( Eric Bonheur), une basse (Patrick Plénet), une batterie (Eric Valérius) et une percussion (Georges Mac). Très vite le public va constater les limites de l’acoustique de la tente posée dans les jardins de l’hôtel Bakoua. Mais cela, somme toute, a peu d’importance tant l’enthousiasme de Chris Combette et l’énergie déployée sur le podium sont communicatifs. Il prend le public par l’oreille et lui rappelle quelques rêves de l’enfance, une nostalgie de l’âge adulte, des tranches de vie de ces petites gens qui font l’histoire, dans une traversée de rythmes caribéens qui,s’ils puisent leurs racines du coté de l’île de Gorée, se sont nourris des douleurs incommensurables de la déportation mais aussi des joies et des plaisirs d être toujours vivant.
Chris Combette ne triche pas, il donne et il se donne tout entier à son public qui se reconnaît à travers un répertoire dans lequel il se nomme, se reconnaît, s’identifie. Il ne quittera la scène, qu’à regret, couvert de sueur de la tête au pied. Il lui faut partir car l’heure presse.
Le deuxième set est celui de l’innovation. Contacté par Eric Pédurant, Mario Canonge s’est lancé dans une aventure inédite pour lui et les musiciens de sa génération : une résidence d’écriture musicale prise en charge par une collectivité locale de Guadeloupe. Il dira, «qu’en son temps», c’étaient les musiciens qui devaient louer une salle pour pouvoir répéter. Erik Pédurant, et non Perdurant comme cela était écrit dans M’A, un lapsus pour évoquer sans doute la persistance de l’artiste de ne rien céder sur son désir, et Mario Canonge se sont donc retrouvés durant une semaine au cours de laquellet laquelle ils ont travaillé autour d’un thème proposé par le chanteur : Le Capital. Quoi de plus austère ? Quoi de plus éloigné du doudouisme ? Quoi de plus étranger aux soupes lancinantes, lénifiantes, voire débilitantes que déversent à longueur d’antennes, les radios de l’île dans un écrasement systématique de la diversité? Coupe de chapeau!
Sept propositions, toutes des « work in progress » sont nées de cette collaboration entre deux artistes de deux générations différentes. Elles se construisent autour des relations ambivalentes de ressentiment et de reconnaissance entre le patron et le salarié, du fantasme de « grand remplacement », vivace outre-atlantique, en mode mineur ici, mais bien présent. Sont abordés à travers l’histoire, joliment racontée, d’une tasse de café les conséquences de l’empreinte carbone de nos consommations, mais aussi le surendettement de nos concitoyens, et nos comportements lors de vacances «all inclusives» dans des pays plus pauvres que les nôtres. Avant que le concert ne se close sur une déclinaison des rapports dominants-dominé sur un air façon grand bèlé Erik Pédurant fera la narration d’un séjour de six ans aux USA au cours duquel il a travaillé dans une usine de boite de vitesse à Détroit, ancienne capitale de l’automobile états-unienne, aujourd’hui ruinée. Travail à la chaîne, pour des descendant d’esclaves ! L’objectif de production de la journée s’affiche sur d’immense panneaux lumineux et la chaîne ne lâche prise que lorsque celui-ci est atteint. Et Pédurant de raconter que de jour en jour, insensiblement, l’objectif s’accroissait. Parfaite illustration de la destruction du rapport salarial classique et son remplacement par une généralisation du travail à la tâche. Plus toujours Plus ! Le morceau d’une grande finesse en porte le titre. Poète sans aucun doute, Pédurant est surtout un musicien qui sait épouser au plus près, de façon très charnelle, les intonations, les variations, les envolées, les cris de colère, les apaisements attendus, les armistices provisoires, des partitions pianistiques de Canonge. La fréquence sonore de sa voix lui permet par moment de faire apparaître ses onomatopées comme des échos en miroir des notes du piano de son compère. Bonheur d’une découverte!
Ce travail déroutant pour une partie du public qui ne cherche qu’à être flattée dans ce qu’elle connaît déjà, conservatrice en son âme, est, il faut le rappeler, un travail en cours, dont il faut espérer qu’il se poursuive, pour s’affiner, s’enrichir d’autres apports, comme celui d’un percussionniste par exemple. C’est la force du Biguine Jazz Festival et celle de ses organisateurs que d’avoir l’audace de proposer de sortir des sentiers battus tout en s’inscrivant, sans la trahir dans une histoire qui, à des degrés divers, est la nôtre.
Fort-de-France, le 10/08/19
R.S.
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