— Par Roland Sabra —
La salle était pleine. « Whose streets ? » a estomaqué le public. Un film coup de poing comme un cri de rage face à l’inadmissible, l’insupportable, la négation de l’Autre parce différent dans son apparence, sa couleur de peau…
Le 9 août 2014 Michael Brown, un homme noir de 18 ans, non armé, mains en l’air, a été abattu par un policier à Ferguson, dans le Missouri. Son corps restera des heures interminables sur la chaussée, en plein soleil, début d’un processus de déshumanisation organisée par la police, orchestrée par les médias, soutenue par l’appareil judiciaire. Un lynchage aux ors des oriflammes de ce siècle qui voit la bataille pour la reconnaissance des droits civiques tomber le masque et n’être plus qu’un combat pour le droit de vivre.
L’assassinat de Mike Brown sera un point de rupture pour les résidents de St Comté de Louis. Parents, enseignants, artistes, se mobilisent, affrontent la Garde Nationale et ses armes de guerre et réclament que justice soit faite. En vain ! Le Grand Jury refusera d’inculper le policier assassin. La victime, étudiant, sans histoire particulière compte tenu de ses conditions de vie, bien considéré par sa communauté sera dépeint par la police et ses chiens de garde comme un voyou, un criminel, dans un processus d’animalisation charriant tous les poncifs du genre. Un flot de stéréotypes racistes qui conduira la communauté noire à prendre en charge sa propre histoire et à en faire elle-même sa narration.
La réalisatrice, Sabaah Foyalan est une militante qui est née et qui a grandi à South Central un quartier de Los Angeles. Avocate à Rikers Island elle a enquêté sur les conséquences psychiques des traumatismes liés à l’incarcération. En septembre 2014, un mois après l’assassinat de Mike Brown elle se rend à Fergusson. Elle y restera près d’un an. « « Je voulais aller témoigner. Mon objectif principal était de fournir un moyen aux gens de raconter leurs histoires, aux gens de savoir que leurs histoires étaient importantes, que leurs histoires étaient précieuses, que quelqu’un les écoutait. » . En décembre de la même année elle contribuera au succès de la Millions March NYC qui verra des dizaines de milliers de manifestants affluer au Washington Square Park de New York pour protester contre les meurtres, de personnes non-armées, par des policiers.
Le résultat de cet investissement activiste et cinématographique est une brillante réussite, qui méle étroitement histoires individuelles de militants et récits collectifs d’une lutte pour la reconnaissance. Des scènes de vie quotidienne, au cours desquelles, par exemple, le vidéaste Copwatch David Whitt essaie d’expliquer à son fils bambin pourquoi il doit quitter leur maison pour sortir et protester. Gros plan fugitif à travers les barreaux d’une cage d’escalier sur la déception du gamin. Mais aussi la séquence où l’on voit l’étudiante et activiste Brittany Ferrell interagir avec sa fille, Kenna. Par ailleurs la caméra est au plus près des opérations, des combats, des explosions de grenades, des véhicules blindés qui maraudent, des gerbes de flammes des bâtiments qui brûlent, mais aussi des visages impassibles de policiers blancs et même parfois affichant une jouissance qui n’ose dire son nom. Il y a aussi les visages tourmentés de policiers noirs, traversés d’une douleur supposée dont on ne saura rien. Et c’est dommage. Non pas qu’il faille être dans une essentialisation du comportement mais parce qu’une souffrance existentielle, liée au métier de maintien d’un ordre xénophobe et raciste, donne, sans aucun doute, un goût amer au pain gagné.
Le film rencontre un succès, largement mérité, on l’aura compris partout où il est présenté. Et c’est justice, car le grand mérite de Sabaah Foyalan est de montrer que le maintien du racisme ne relève pas tant de comportements individuels que d’un processus de déshumanisation qui relève d’une logique de domination qui fait système et qui fonctionne dans sa logique propre quels que soient les individus qui l’occupent. La séquence au cours de laquelle on voit Obama justifier, par la nécessité de respecter le fonctionnement de la Justice, la décision du Grand Jury de ne pas poursuivre le policier assassin est saisissante de ce qu’elle révèle del’impuissance du Président des Etas-Unis. De même la conférence de presse du Gouverneur qui, interrogé sur le rétablissement de la paix civile, s’efface, laisse venir au micro un chef de police noir pour affirmer que l’ordre ( racialisé?) sera maintenu quoiqu’il en coûte est un moment d’une rare perversité politique.
La deuxième partie de la soirée fût consacrée à la projection de Mama Africa, Miriam Makeba, hommage somptueux à une militante d’un panafricanisme aujourd’hui mal-en-point mais qui néanmoins demeure. On en reparlera.
Fort-de-France, le 20/04/2018
R.S.