Transition

— Par Faubert Bolivar —

Qu’il faille démanteler les gangs et mettre hors d’état de nuire leurs principaux chefs, relève d’une impérieuse nécessité. Les individus dont on parle sont ceux qui ont mené une guerre sans merci à la société haïtienne en se livrant à toutes les horreurs, en ne s’interdisant aucune atrocité pour faire plier la population civile. Qu’est-ce “négocier” avec les gangs sinon que légitimer la voie qu’ils ont choisie et récompenser le crime ? Les individus dont on parle ont bien prouvé qu’ils étaient dépourvus de conscience morale – s’ils n’étaient des hommes, ils seraient des bêtes sauvages. Ils sont nos ennemis dans cet état de guerre qu’ils nous ont imposé dans le triple but de donner libre cours à leurs penchants pervers, satisfaire leurs désirs de richesse et peser sur l’agenda politique. Il faut les extirper du corps social comme on extrait une dent cariée. Ne pas y arriver, c’est cesser d’exister. Vincere aut mori / Vaincre ou mourir, c’est à ce carrefour que le peuple haïtien se trouve aujourd’hui face à ses fils maudits.

Mais, quand on aura fermé les yeux au dernier des criminels, on n’aura fait que remonter le temps pour retrouver le pays d’avant l’ère des bandits légaux du PHTK. Là, on trouvera renforcés les problèmes que nous n’avons pas su résoudre et qui ont justement contribué à l’avènement du sinistre Martelly. Ainsi, la visée largement partagée selon laquelle il faut neutraliser les gangs pour organiser les élections, manque très certainement de pertinence car elle consisterait à reculer pour mieux sauter dans l’abîme de notre perdition dont la dernière décennie nous a permis de voir aussi bien le contour que la profondeur.

De Jean-Bertrand Aristide à Jovenel Moïse, peut-on sérieusement tenir pour irrégulières toutes les élections que nous avons organisées ? Peut-on pour autant affirmer qu’elles étaient toutes également satisfaisantes ? Sans doute ne suffit-il pas d’organiser des élections “honnêtes, transparentes et démocratiques” comme le veut l’antienne, encore faut-il que celles-ci soient sérieuses. Or, peut-on considérer comme réunies les conditions pour qu’il y ait des élections sérieuses en Haïti lors même qu’elles seraient démocratiques ? Ne faudrait-il pas une population intellectuellement et socialement plus épanouie ? Ne faudrait-il pas substituer aux slogans et autres enfumages des débats d’idées basés sur des données chiffrées et objectives ? Ne faudrait-il pas qu’il existe déjà un Etat pour s’assurer de l’origine et de l’équilibre des moyens des candidats ?

Force est de reconnaître que le peuple est démuni, les élites mal préparées ou peu averties, l’État quasi inexistant : Il ne reste plus sur l’échiquier que la puissance démesurée des forces mafieuses et ténébreuses aux tentacules transnationaux. Organiser des élections dans ces conditions, c’est les offrir sur un plateau d’argent aux politiciens abonnés aux puissances troubles qui brassent l’argent du crime organisé et de la corruption à très grande échelle. A observer la reprise du bavardage médiatique, l’on voit bien que nos politiciens ont repris du service et que la campagne électorale – si toutefois elle s’était arrêtée, car il se pourrait en effet que l’épisode houleux des violences armées que nous connaissons depuis des lustres ne soit qu’une étape dans la lutte pour le pouvoir…- a déjà commencé dans la nuit de leur esprit.

Si l’actuelle transition n’est pas une transition pour le recadrage, le repositionnement, la fondation, bref une transition de l’état sauvage à l’état de peuple organisé, notre transition, alors nous devons nous attendre à ce qu’elle ne soit pas la dernière. En effet, seules l’identification et la neutralisation des forces mafieuses peuvent augurer d’un changement réel de paradigme. Tant que nous n’aurons pas visé la main cachée, nous viserons mal. “Qui a tué Jovenel Moïse et pourquoi ?” : c’est peut-être l’une des plus grandes questions politiques de notre temps. Aussi longtemps qu’elle demeurera sans réponse, considérons que nous dormons dans le lit de l’assassin. Si nous respirons encore, c’est qu’il nous laisse vivre.

Sommes-nous capables aujourd’hui de changer d’histoire, c’est-à-dire de vaincre les forces du mal ? Une chose est sûre, ce n’est pas avec la transition du même que nous y arriverons. Mon intime conviction est que nous devons apprendre à déplacer nos combats sur le terrain de l’avenir, l’avenir lointain. Je crois que notre tâche aujourd’hui, intellectuels et politiques, est d’inventer le peuple et les élites qui manquent. Sinon, pour le reste, autant que faire se peut, tenter d’obtenir que la farce soit moins tragique. C’est l’affaire des politiciens qui n’ont pas encore renoncé à la simple et élémentaire vertu d’aimer le pays qui les a vus naître.

Faubert BOLIVAR

Le Lamentin, le 15 juillet 2024