« Traité de bave et d’éternité », un film d’Isidore Isou

 Mardi 6 juin 2017 à 20h au  14°N 61°W

espace d’art contemporain
Place de l’Enregistrement
97200 Fort de France

Traité de bave et d’éternité est le premier film ciselant du cinéma lettriste, écrit et réalisé par Isidore Isou en 1951. Ce film a notamment fait scandale à Cannes en 1951 et a reçu le prix des Spectateurs d’Avant-Garde.

Un spectateur en parle :

Le manifeste d’ouverture, le premier quart du film, est un chef d’œuvre en soi. Un « work in progress » théorique et appliqué parfaitement cohérent, et d’une actualité saisissante, aussi bien du point de vue du cinéma expérimental que de l’art moderne en général (on pense au collage, au sampling… à tous les procédés inventés ces dernières décennies). Dans la suite émerge surtout la séquence de poésie lettriste, et des jeux d’images gravées directement sur pellicules qui l’accompagne (qui ont dû inspirer J.-P. Bouyxou dans son « Graphyty »). On tombe autrement dans les faiblesses d’un art conceptuel, où la théorie esthétique prend le pas sur l’accomplissement de l’œuvre, et aussi dans pas mal d’auto-exaltation. Mais même avec ces derniers aspects, le film est indispensable à une cinéphilie sérieuse

Le film
Montage

Ce film est basé sur le principe du montage discrépant qui consiste, selon Isou, en une disjonction totale entre le son et l’image, traités de manière autonome sans aucune relation signifiante.
Son

Ainsi, la bande-son est constituée de poèmes lettristes (servant de générique et d’interludes), auxquels s’adjoint une narration contant l’histoire de Daniel, auteur d’un manifeste pour un nouveau cinéma (le cinéma discrépant), de son discours face à un public hostile et de son histoire d’amour avec une dénommée Ève. L’autonomisation du son a pour but de le faire s’épanouir pleinement, sans tenir compte de l’image, lui offrant ainsi toute la richesse stylistique de la prose, devenant un véritable roman parlé.

D’autre part, la bande-son de ce long métrage introduit pour la première fois des poèmes et improvisations lettristes.
Image

La bande-image, quant à elle, constituée, en grande partie, de found footage, présente une succession d’images banales : Isou errant dans le quartier de Saint-Germain-des-Près ou en compagnie de personnalités (comme Jean Cocteau, ou Blaise Cendrars), des fragments de films militaires récupérés dans les poubelles de l’armée ou d’exercices de gymnastique filmés, et des plans d’actualités de personnalités de l’époque, telle l’actrice Danièle Delorme.

Ces images servent de prétexte à l’utilisation de la ciselure, procédé rendu en peignant, grattant ou rayant directement la pellicule, séparant ainsi chaque photogramme, habituellement perdu dans le mouvement général d’un film, pour l’explorer en lui-même et l’anéantir. L’image se retrouve parfois réduite à des écrans blancs ou noirs à divers moments du film.
Démarche

Ce film est bâti sur le fait que le cinéma n’a cessé de s’enrichir et de se perfectionner, depuis les frères Lumière jusqu’à Cocteau et Buñuel (en passant par Méliès, Murnau, Chaplin ou Eisenstein), mais que, depuis lors, il s’est banalisé, cessant d’être créatif pour devenir simplement productif, à l’instar des films commerciaux hollywoodiens.

Par souci de créativité, Isou constate que la seule manière de faire un film original est de le détruire en ses fondements propres, où l’anéantissement cinématographique peut être générateur de nouvelles beautés.
Influence

Cette phase destructive du cinéma est nommée cinéma ciselant, dont le cinéma discrépant n’est que la première étape et qui sera approfondi la même année par Maurice Lemaître (Le film est déjà commencé ?), puis l’année suivante par Gil J Wolman (L’Anticoncept), et Guy Debord (Hurlements en faveur de Sade), dont les scénarios furent publiés par Marc’O au sein de l’unique numéro de Ion, sorti en avril 1952.

Isou ira même jusqu’à proposer, en 1952, le Film-débat, film sans pellicule uniquement constitué des discussions des spectateurs sur un film possible.

Traité de bave et d’éternité a eu une influence durable sur le cinéma en général et le cinéma expérimental en particulier, devenant une référence pour les cinéastes de la Nouvelle Vague (et notamment de Jean-Luc Godard et Alain Resnais) et du cinéma underground américain (chez Stan Brakhage). On retrouve aussi son influence dans la plupart des films de Debord ou de Chris Marker.

 

– Martinique FWI
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Contexte théorique:
Extrait de la retranscription d’un entretien entre Jean Daive et Marc Guillaumin, dit Marc’O, diffusé sur France culture (Nuits magnétiques), dans le cadre de la série d’émissions produites par Jean Daive : « l’Internationale Situationiste », en mai 1996, publié dans Debord Guy, éd. Centre international de poésie Marseille, mars 2006, 39 pages.J.D. : Alors, comment a-t-il réagi à la projection du film de Isidore Isou : Traité de bave et d’éternité ?
M. : Eh bien, il a été, il a été… Je veux dire. Que vous dire ? Il a adhéré tout de suite. Il y avait très peu de gens qui adhéraient à l’époque, mais lui, il a adhéré immédiatement. Il était, il était là. C’est-à-dire il a rejoint le mouvement lettriste en quelque sorte. Comme ça : adhéré au mouvement qu’il y avait à l’époque. Enfin, c’était le mouvement… Moi je n’ai jamais appartenu au mouvement lettriste, sauf que j’étais avec eux. Enfin, dans le sens où je n’ai pas tellement fait : j’étais préoccupé par autre chose. Mais aux idées. C’était un certain type d’idées qui étaient là, qui réunissaient un certain nombre de gens, qui sont dans la revue [il s’agit de la revue Ion, NDLR]. Et donc il a adhéré aux idées de ce groupe. Comment vous dire ? Ce n’est même pas aux idées, puisque ces idées étaient à faire, mais au projet que ce groupe avait. À cette vision de la société que ce groupe…JD. : Et ce projet, d’un mot, comment est-ce qu’il le résumait ?
M. : Ah! Mais il ne le résumait pas comme ça. Il voulait faire ça. Vous savez, quand vous avez – il avait dix-huit ans, quoi, dix-neuf ans – quand vous avez dix-huit ans ou dix-neuf ans, vous pensez, c’est un choix de vie, hein. Son père était notaire je crois. Donc on tenait beaucoup à ce qu’il fasse une carrière et lui, bon, il avait déjà bien décidé, probablement déjà depuis longtemps – depuis l’âge peut-être de quatorze-quinze ans – qu’il entrerait en littérature, politique. Enfin dans ce type de monde, quoi. Il n’allait pas s’insérer dans une carrière telle que, à l’époque…JD. : Comment est-ce que vous avez lu ce texte : Hurlements en faveur de Sade ?
M.: Vous voulez dire si… si ça m’a plu ? Oui… je trouvais ça très très bien. J’ai dit oui oui, ça, très bien : on va le publier. On va être… Je l’ai vu écrire je veux dire : il était là. On se voyait tous les jours, ensuite il nous a rejoints à Paris, et bon, eh bien… On parlait, on parlait et on parlait. Moi j’ai écrit le dernier texte, là. J’ai oublié comment il s’appelle – vous savez, vous me parlez de choses qui ont presque quarante-cinq ans – qui s’appelle Première manifestation d’un Cinéma Nucléaire. Et lui il écrivait ça. Et on communiquait nos projets réciproques, comme ça. Il était… Je vous dis : il était encore, il est arrivé… C’est-à-dire : l’année d’après, il est arrivé à Paris. Et donc là… Là aussi, d’ailleurs, j’ai retrouvé une lettre – c’est très très marrant comme ça, maintenant – où il me demande, comme ça… Il était venu me voir, et puis il avait vu Isou, et puis… Pour une chambre. Il avait trouvé une chambre.JD. : Et vous l’avez cette lettre sous la main ?
M. : Attendez, je ne sais pas… Voilà. Mais j’ai d’autres documents. (Il ouvre la lettre.) C’est le 23 septembre. Il a passé son bac, donc. (Il lit.) « J’ai trouvé ta lettre, tardivement, en rentrant hier d’un bref voyage dans Paris et ses proches environs, pour des raisons toutes de bave. » Évidemment, il fait référence au Traité de bave et d’étemité. « Je n’ai vraiment pas pu te voir vendredi matin à ton hôtel, mais j’ai rencontré Isou. Je vois quelle est la situation. Si tu arrivais, je t’aiderai pour sortir le film, c’est d’ailleurs un travail qui ne me déplaît pas. Il faudra bien que ces pauvres cons acceptent et sans nous faire attendre. On a vu des directeurs de salle se faire buter pour moins. » (Rires.) « Dans cette ville abandonnée de Dieu et en général de tout créateur, j’ai fait ce que tu m’as demandé avant de partir… » Il parle de Cannes là (en riant) : « Avec cinq camarades, j’ai fort gêné la projection du film du jeune [inaudible] … » Je ne sais pas, bon : c’était un jeune, qui faisait des films là-bas, et qu’ils ne pouvaient pas voir, à Cannes. « Heureuse conséquence : pour la première fois de sa carrière encore brève, l’idiot n’a pas obtenu son prix habituel dans un festival de la connerie noire. D’autre part, j’ai jeté les bases du ciné-club que tu voulais; et déjà son premier directeur à la porte. » (Rires.) Ça j’aime beaucoup: il n’a même pas commencé. Donc après on voit bien, comme on dit… Ça c’est des choses que…JD. : Il a déjà tout compris.
M.: Eh bien oui. Donc, vous voyez, c’est comme ça qu’il est arrivé. Il est arrivé à Paris. – Non, ce qui est assez marrant, c’est qu’il avait parlé à Isou et qu’il demande… Et donc c’est une chose très… – j’aime bien les choses comme ça. (Il continue la lecture.) « Isou m’a parlé d’une possible chambre à 9000 francs » c’était 90 francs donc, à l’époque. « Isou m’a parlé d’une possible chambre à 9000 francs. Si une telle chambre existe, veux-tu lui demander de me la retenir pour le mois d’octobre ? » Et donc voilà, c’est là où il arrivait. « Excuse-moi de t’importuner de ces nécessités très peu éternelles, et d’en souligner le caractère d’urgence. Je veux te lire, en attendant, absolument » écrit en gros. « Je te salue. Il faut… » Et là c’est très très drôle : « Il faut révolutionner les formules de politesse. » (Rires.) « Amitiés à Poucette et bien sûr à Isou. » (Rires.)JD. : Ça c’est quelle année?
M. : Ah ça, c’est 50. Les années 50, les années 50.JD. : Il y a surtout dans la vie, et aussi dans la lettre que vous venez de lire, beaucoup de violence – juvénile – mais violence quand même.
M. : C’est pour ça. Je vous disais ça pour voir déjà que cette violence, qu’il a toujours manifestée…JD. : Et par exemple sous quelle forme ?
M.: Oh ! C’était une violence verbale la plupart du temps. Sauf que lui est passé…

JD. : Il y a quand même le verbe « buter » là…
M.: Oui, mais « buter », je veux dire: « buter », c’était dans le sens surréaliste du terme. Il aimait beaucoup les surréalistes. Beaucoup beaucoup. Le lettrisme est arrivé après. Mais il avait… C’était quelqu’un qui était formé, enfin comme ça, par les lectures des surréalistes. Enfin c’était une littérature… Rimbaud, Lautréamont, enfin toute la filière comme ça, qui allait jusqu’à lui, ça oui. C’est qu’il savait écrire, très très très bien. Qu’il avait une plume féroce, que l’on craignait. Qu’il n’aimait rien de plus que les lettres… Il était en admiration pour les lettres d’engueulades qu’envoyait Breton : ça lui plaisait énormément. Avec des positions excessivement radicales, tranchées, qu’il défendait. Et lui d’ailleurs, il était assez solitaire. Et je vous disais, il a toujours dégagé le terrain autour de lui. (Rires.) Il était quand même… un peu comme Breton : il faisait le vide. Les exclusions, ça y allait avec lui. Bon, je n’ai rien… Je trouve ça très bien.