— Par Serge Letchimy —
Sans intérêt sécuritaire avéré, l’instauration de la déchéance de nationalité se présente aux dires mêmes de ses initiateurs comme une mesure essentiellement « symbolique » . Inscrivant de fait, dans les textes, une distinction fondamentale entre Français de naissance à raison de leurs origines, de très nombreux binationaux, de fait ou de droit, ont ressenti cette mesure comme une atteinte à leur dignité et à leur légitimité. Historiquement proposée par la droite ou l’extrême droite, cette mesure est perçue comme la réminiscence d’une inspiration essentialiste de l’identité nationale française dont la République n’a jamais réussi à se défaire totalement. Or ce modèle dépassé semble méconnaître le pluralisme fondamental du corps social dont la négation ne peut avoir que des effets destructeurs, aussi bien pour la cohésion nationale que pour la sécurité collective.
Ce pluralisme est une réalité contemporaine à laquelle nous autres Antillais demeurons très sensibles. Les sociétés caribéennes sont en effet de multi-appartenances. Multiplicité des origines. Multiplicité des langues. Multiplicité des ancêtres partagés. Multiplicité des phénotypes. Multiplicités des dynamiques identitaires et culturelles. Notre unité s’articule sur la multiplicité d’un archipel et de ses solidarités continentales. Cela fait de chacun de nous autant le fils d’une île que l’enfant de toutes les autres. Lequel d’entre nous ne possède pas une part de son coeur en Haïti, en Dominique, à Cuba ou à Sainte Lucie ? Beaucoup de nos pêcheurs se partagent entre deux ou trois îles qu’ils fréquentent. Les plus caribéens d’entre nous y disposent souvent d’un pays d’adoption, d’une deuxième patrie. Les Haïtiens pratiquent cet éclatement au monde. Nombreux sont ceux qui disposent de plusieurs passeports, entre lesquels ils ne choisissent pas, qu’ils additionnent plutôt. C’est cette addition qui est la plus à même de les définir. Que l’on pense à cette affection qu’éprouvait Césaire pour l’Afrique, sa seconde terre, largement symbolique il est vrai, mais que sa poétique associait à la Martinique et à la Caraïbe pour constituer son vrai « pays natal » . Que l’on pense à Fanon qui se reconnut non seulement dans le combat algérien, mais dans l’Algérie elle-même. Ce pays devint sa seconde terre natale. Dans beaucoup de ses articles, il utilisait les termes de « nous autres Algériens » . Les Algériens ont bien compris cette complexité : ils en ont fait un frère, un fils du pays conservé dans sa terre. Que l’on pense enfin aux enfants des couples de nationalités différentes, qui se retrouvent à exister dans l’addition de plusieurs langues, plusieurs terres, plusieurs appartenances. Leurs solidarités seront transversales et multiples. Leur enlever cette richesse serait les amputer. Les menacer à cause de ce trésor serait une honte.
Nous sommes de plusieurs histoires
Une bonne part de nos débats identitaires provenait du fait qu’il était difficile de nous définir sans mobiliser un faisceau de sources, d’ancêtres et d’origines. L’Afrique, l’Europe, l’Asie, les Amériques, la Caraïbe, se retrouvent en nous à des intensités qui se différencient au gré des expériences individuelles. Les citoyennetés et les nationalités sont aujourd’hui sublimées par l’interaction des cultures, des peuples et des individus. Les trajectoires personnelles construisent pour chacun d’entre nous une sorte de géographie intériorisée. Cette dernière n’a le plus souvent aucune logique culturelle, religieuse ou raciale, aucune continuité territoriale : elle participe seulement de la sensibilité de celui qui la vit.
Une nation qui aujourd’hui instituerait une inégalité entre ses ressortissants, qui stigmatiserait certains d’entre eux dans des appartenances conditionnelles et des statuts de seconde zone ; qui ressusciterait dans les textes l’idée d’une « souche » non sans rappeler les dispositifs caractéristiques de l’Etat colonial notamment, tournerait inévitablement le dos aux fondements même du pacte républicain. Cette nation s’abandonnerait au mythe de la pureté identitaire dont rêve la droite extrême, ce mythe qui refuse l’idée même du métissage, qui nie l’évidence des interpénétrations millénaires entre les civilisations, les cultures et les individus, tout autant que l’ajustement permanent des identités sociales et nationales en raison mêmes de ces interpénétrations. On ne saurait l’accepter pour aucune nation. On ne peut encore moins l’envisager pour ce pays qui se revendique de la « patrie des Droits de l’Homme » . On sait qu’une telle mesure ne sera efficace que dans le piétinement du vivre-ensemble et qu’elle constitue en cela l’antithèse même de la réponse à donner aux défis sécuritaires. Car on sait qu’elle ne peut constituer qu’un signal délétère à des zones ténébreuses. À celles qui font du « choc des civilisations » une prophétie auto-réalisatrice. À celles qui veulent que les frontières deviennent des murs et non des occasions d’échanges et de saveurs. À celles qui glorifient des identités carcérales, des solitudes au monde qui accumulent des cadavres sur leurs seuils comme cela se passe jour après jour en Méditerranée.
Ce que nous avons à combattre, ce n’est pas ce principe d’une terre que l’on partage. L’ennemi c’est tout ce qui réduit l’homme, qui lui limite l’esprit, lui réduit son espace, l’abandonne dans ces misères où se nourrissent les fanatismes et les désespérances. La loi ne vaut que lorsqu’elle conforte ce que nous avons de meilleur, de plus ouvert, de plus admirable et de plus vaste.
Nous autres Antillais, comme l’aurait dit Fanon, savons cette énergie du monde dont l’histoire a aussi dotée la France. Nous sommes de plusieurs histoires, de plusieurs terres, de plusieurs langues et le collectif que nous formons suppose de ne jeter aucun opprobre sur cette multiplicité. Il faut plusieurs îles et plusieurs continents pour mesurer la ligne de notre seul horizon. Nos solidarités sont innombrables et ce sont elles qui donnent du sens à notre terre, tout comme pour Mahmoud Darwich qui, refusant d’être assigné à la seule Palestine, rappelait souvent à qui voulait l’entendre : « Tous les coeurs des gens sont ma nationalité » .
Serge Letchimy, député de Martinique