« Tous créoles » et « Le sanglot de l’homme noir » : une lettre de Silyane Larcher à Roland Sabra

plume_courrierCher Monsieur,

Je me permets de vous écrire après avoir été informée du fait que vous avez évoqué sur votre site ma présence lors de la conférence d’A. Mabanckou, ainsi que mes nom et titre supposé. Votre manière de présenter les choses, pour le moins maladroite (pour ne pas dire davantage…), laisse à penser que je me serais présentée sous un titre qui ne serait pas nécessairement le mien : « une jeune femme, se déclarant politologue »… Puisque vous étiez à la conférence, n’avez-vous pas entendu que j’ai indiqué, précisément afin d’éviter tout malentendu, mon rattachement institutionnel ?? Étonnamment, le premier concerné, c’est-à-dire A. Mabanckou, n’a pas douté de la manière dont je me suis présentée… Peut-être avez-vous tellement pris l’habitude d’observer l’esbroufe et parfois l’imposture à laquelle se livrent, hélas !, tant de Martiniquais que vous n’avez pas jugé utile de procéder à une simple recherche sur Google avant de prendre la plume de façon si cavalière ? Pour votre gouverne : j’ai en effet effectué sous la direction de Pierre Rosanvallon (Professeur au Collège de France) une thèse de doctorat de l’EHESS en sciences politiques que j’ai soutenue au Collège de France en décembre 2011…
Par ailleurs, je suis au regret de vous informer que j’ignorais totalement l’existence de votre texte antérieur (que je n’ai d’ailleurs toujours pas lu), ignorante du fait que votre pensée constituait l’alpha et l’oméga de la critique sociale en Martinique, au point qu’elle serait donc à ce point incontournable….
Contrairement à ce que vous avez interprété comme un départ précipité censé être animé par « l’émotion » (une femme qui s’empresse de se retirer d’un débat serait-elle donc nécessairement sous le coup de l’émotion ??…), je me suis retirée persuadée qu’Alain Mabanckou en avait terminé de la réponse qu’il avait à faire et aussi parce que je n’entendais pas assister davantage – quoi que vous en pensiez – à une manifestation organisée par une association dont je n’approuve ni les intentions sur le fond ni les méthodes. De plus, après une interview accordée à l’extérieur à un journaliste, je suis revenue dans la salle pour assister à une partie de la suite des échanges… Vous ne l’avez manifestement pas vu…
Pour ce qui est de l’interprétation que vous faites de mon propos, je crains que vous ne m’ayez mal comprise. Je ne m’y attarderai pas de nouveau. Mais, brièvement, il s’agissait non tant pour moi d’enfoncer une porte ouverte en disant que « le lien social se structure dans la conflictualité » (« truisme » qui, au passage, laisserait perplexes bien des sociologues spécialistes du lien social…), mais bel et bien de dire que la société martiniquaise s’est elle-même instituée tout entière sur un fait de violence et que le contentieux historique (la colonisation, la traite et l’esclavage de plantation) qui oppose, non les groupes, mais bel et bien les différentes classes de cette société (point étrangement absent de votre analyse de la belle générosité de « Tous créoles ! »… Tiens donc ?…) continue de sous-tendre les rapports socio-raciaux dans ce pays. Rien d’étonnant donc qu’il rende le « dialogue » si difficile… Autrement dit, la question de la régulation des conflits – qui n’était pas mon propos, en effet – est seconde par rapport à une autre question, de mon point de vue fondamentale, et qui n’est toujours pas débattue publiquement en Martinique : celle des conditions de possibilité du débat sur le dépassement du conflit historique. En un mot, comment même dépasser un conflit dès lors que ce dernier n’a pas été au préalable reconnu en tant que tel par l’une ou l’autre des partis, mais surtout que ses enjeux (la redistribution socio-économique, les inégalités socio-raciales, la justice sociale) sont tout simplement ignorés ?
Enfin, libre à vous de vous féliciter de l’existence de l’association « Tous créoles ! » et de son désir de « dialogue ». Néanmoins, permettez-moi de vous demander, vous qui semblez avoir un goût certain pour le sérieux intellectuel et la hauteur de vue : quelle position sociale vous fonde donc à vous ériger en « police du bien débattre » en Martinique ? Vous n’ignorez sans doute pas que la critique sociale s’accompagne aussi d’une exigence de réflexivité… Laquelle fait aussi partie du sérieux intellectuel…
Dans la mesure où votre texte me mentionnant est public et a fait l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux, vous comprendrez que je rende publique la réponse que je vous adresse ici.
Bien cordialement,
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Silyane LARCHER
Docteure de l’EHESS en sciences politiques
Chercheure associée au IIAC-TRAM (CNRS-EHESS)
http://www.iiac.cnrs.fr/tram/article36.html

Ouvrage et articles à paraître :

– L’autre citoyen. L’universalisme républicain à l’épreuve des Antilles post-esclavagistes (1848-1890), Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées » (Prix de thèse de l’Institut des Amériques).

– « Tu seras une personne, mon enfant ! La citoyenneté pour les « nouveaux libres » des Antilles françaises après 1848 », Sociologie, Vol. 5, n°2 (à paraître en juillet).

– « Neither Color-Blind Nor Color-Conscious. Challenging French Universalism in the Plantation Colonies of the Antilles (18th-19th centuries) », Palimpsest. A Journal on Women, Gender and the Black International (Forthcoming by fall).

– « L’égalité divisée. La race au coeur de la ségrégation juridique entre citoyens de la métropole et citoyens des « vieilles colonies » après 1848 », Le Mouvement social, dossier spécial « Race et citoyenneté: une perspective américaine à l’ère révolutionnaire et post-révolutionnaire » (prévu pour mars 2015)


 

Une réponse de R. Sabra au courrier reçu le 18/06/2014

Chère Madame,

Je vous remercie de l’attention que vous avez bien voulu porter à mon modeste compte-rendu de la conférence d’Alain Mabanckou «  Pour en finir avec les sanglots de l’homme noir ».

Vous me prêtez beaucoup. Beaucoup de mauvaises intentions.

Tout d’abord, l’expression «  se déclarant politologue » relevait d’un fait. C’est ainsi que vous vous êtes déclarée. Je m’attendais à politiste, vous avez choisi politologue. Il s’agit là d’un subtilité sémantique secondaire. Il n’y avait aucune suspicion dans la formule. Votre intervention de facture « bourdieusienne »  m’avait rassuré quant à la véracité des titres universitaires dont vous n’avez pas manqué de nous faire la liste, partielle j’imagine, et que vous complétez dans ce courrier que vous rendez public. Je vous laisse les propos sur « l’esbroufe et l’imposture de tant de Martiniquais ». Ils vous appartiennent.

Vous suggérez que j’imagine que ma pensée constituerait « l’alpha et l’oméga de la critique sociale en Martinique et serait incontournable ». Diantre ! Diable ! Je faisais simplement état d’un désaccord public, parce que déjà évoqué dans les colonnes du journal, que j’ai avec l’association « Tous créoles ». Désaccord qui sur le fond n’est pas très éloigné de ce que vous dites, mais que je n’ai pas besoin de développer puisque vous me prêtez au-delà même de mes intentions.

Que vous soyez capable d’éprouver des émotions, comme tout un chacun, homme ou femme, je m’en réjouis. Vous reconnaissez vous êtes « empressée de quitter la salle », alors même que le conférencier que vous aviez interpellé n’avait pas fini de vous répondre. Vous dites être retournée dans la salle. Votre sortie ne m’a pas troublé au point de détacher mon attention de la conférence et de me soucier de savoir si vous alliez revenir ou non. Je vous prie de m’en excuser.

Qu’il y ait des sociologues qui pensent que le lien social repose sur autre chose que la conflictualité, merci de le rappeler en ces temps de « main stream » dominant !

Vous écrivez « comment même dépasser un conflit dès lors que ce dernier n’a pas été au préalable reconnu en tant que tel par l’une ou l’autre des partis, mais surtout que ses enjeux (la redistribution socio-économique, les inégalités socio-raciales, la justice sociale) sont tout simplement ignorés ? »

 Il y a me semble-t-il redondance car si le conflit est nié « en tant que tel » comment ses enjeux pourraient-ils être reconnus ? Mais bon vous aimez écrire…  Juste une remarque annexe : évoquer les conflits sans aborder leur mode de régulation ne relève-t-il d’une réification de la conflictualité, comme semblerait en témoigner votre propre mode d’intervention lors de cette conférence?

Par ailleurs il y aurait lieu de s’interroger sur la forme de cette négation : déni ou dénégation? et sur ce qu’elle implique comme reconnaissance.  Mais  nous serions sur un autre registre que celui de votre intervention et ce n’est  peut-être pas ce qui vous intéresse. Intervention qui s’est faite sur un mode conflictuel or vous le savez bien, votre formation en témoigne, « En lui-même, le conflit est déjà la résolution des tensions entre les contraires » (Georg Simmel)

Quant à affirmer que je me réjouis de l’existence de « Tous créoles » c’est encore lire dans mes pensées. Vous vous posez en spécialiste de l’interprétation. Cette association existe et je constate qu’elle tente d’organiser des débats sur la résilience, sur l’identité antillaise, que d’autres essaient d’empêcher et quelques fois de façon violente.

Ce dont je me réjouis, je peux vous le confier, c’est d’avoir pu vous entendre vous exprimer lors de ce débat au cours duquel j’aurais aimé que vous puissiez participer davantage et sur un mode moins émotif, l’enregistrement en témoigne, pour une plus grande clarté du propos. Si ce vœu modeste m’érige à vos yeux en « police du bien débattre » c’est vraiment m’accorder, de façon inamicale et désagréable, une importance et un rôle que je n’ai pas et que je ne revendique en aucun cas. Sachez enfin que «  je ne m’autorise que de moi-même et… de quelques autres ».

Bien cordialement,

Fort-de-France le 18-06-2014

Roland Sabra