— Par Florence Creach —
De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer l’empreinte environnementale du tourisme de croisière. Tandis que les armateurs apportent quelques réponses techniques, élus et militants veulent aller plus loin et encadrer le secteur.
“Le 14 juin dernier, il y avait une dizaine de canoës sur l’eau. On a bloqué le plus gros paquebot du monde pendant deux heures à l’entrée du port de Marseille”, raconte fièrement Guillaume Picard, marin de commerce à la retraite et militant de Stop Croisières. Le 25 novembre, ce collectif, créé en 2022, a perturbé cette fois le déroulé du conseil de surveillance du Grand Port de Maritime de Marseille au côté de Extinction Rébellion et Action Non-Violente COP21.
Ces groupes s’inscrivent dans une mouvance européenne de lutte contre l’industrie des croisières : une campagne d’affichage en Norvège du groupe CruiseNOTWelcome ou encore une manifestation au Havre du collectif citoyen Pas Que Beaux. L’objectif derrière ces actions coups de poing : alerter les pouvoirs publics et les consommateurs sur les impacts négatifs engendrés par ce tourisme de masse.
En 2022, WE DEMAIN a noué un partenariat avec le Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ). Onze jeunes journalistes en contrat de professionnalisation ont travaillé à la production d’une série d’articles autour du thème de la sobriété. Retrouvez ici l’ensemble des sujets publiés sur la question.
Une semaine de croisière, c’est le budget carbone d’une personne pour une année entière
« Une semaine de croisière en Méditerranée représente le budget carbone (2 tonnes de CO2 NDLR), recommandé par les Accords de Paris, d’une personne sur une année entière ! », précise Rémy Yves, autre militant de Stop Croisières. Ce dernier est soutenu par Hendrik Davi, député Nupes des Bouches-du-Rhône : « Ce secteur n’est pas tenable (…). Il participe à l’accélération du changement climatique, cause une pollution de l’air dangereuse pour les riverains, une pollution maritime provoquée par le rejet des eaux usées et le nettoyage des scrubbers*, etc.«
Sous le feu des critiques et ébranlés par la pandémie de Covid-19, les croisiéristes multiplient les déclarations ces derniers mois. 22 milliards de dollars, annoncent les principaux groupes, seraient destinés à équiper les navires de nouvelles technologies et de sources d’énergies plus « propres ». Objectif : décarboner le secteur d’ici à 2050.
Une croisière au gaz naturel liquéfié, « c’est du greenwashing »
“Depuis fin 2019 nous avons engagé la rénovation de nos bateaux afin d’y installer des systèmes de traitement des eaux usées, des branchements électriques à quai, des filtres catalytiques qui permettent de réduire de 85 % les émissions d’oxyde d’azote et de particules fines”, annonce Wassim Daoud, responsable RSE et développement durable de la compagnie française Le Ponant. Les croisiéristes misent aussi sur le gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt que le fioul lourd pour réussir leur transition.
“C’est du greenwashing, martèle Guillaume Picard, Le GNL est surtout moins cher. Et bien qu’il produise 20 % à 25 % d’émissions de CO2 en moins que le fioul lourd, il est en majeure partie composé de méthane, dont l’effet de serre est beaucoup plus élevé.” MSC, Le Ponant ou encore Costa conçoivent d’ailleurs que ce gaz ne peut être qu’une solution transitoire en attendant le développement de biocarburants.
À quai, de coûteuses installations électriques
L’électricité serait aussi un levier pour réduire l’utilisation d’énergie fossile. Les ports souhaitent électrifier les quais où accostent les paquebots afin qu’ils se branchent plutôt que de laisser leurs moteurs allumés en permanence.
Problème, ces installations coûtent cher (43 millions d’euros juste pour le port de Marseille) et interviennent dans un contexte actuel de rationalisation des ressources. “Alimenter quinze piscines, dix bains à remous, un simulateur de surf, un Center Park ou encore vingt restaurants est anachronique quand on demande aux gens d’éteindre leur box tous les soirs”, ajoute Guillaume Picard.
Activer des leviers législatifs
Ces solutions techniques ne convainquent pas certains élus, qui veulent aller plus loin. Notamment sur le plan législatif, comme cela a été le cas à Venise, où les escales des paquebots sont interdites dans la lagune depuis le 1er août 2021. A l’échelle de la Méditerranée, à partir du 1er septembre 2022, sera mise en place une zone de contrôle des émissions d’oxydes de soufre et de particules (zone SECA), obligeant les navires à utiliser un carburant avec une teneur en soufre à moins de 0,1 %.
En France, en octobre 2022, le député Hendrik Davi a déposé trois amendements au projet de loi de finance 2023, toujours à l’étude actuellement. Le premier porte sur une redevance de séjour dans les ports accueillant ces paquebots, afin d’investir notamment dans l’électrification des quais. Le deuxième consiste en une demande d’aide financière de l’État pour mener ces chantiers. Enfin, le troisième se concentre sur la levée de l’exonération des taxes sur le fuel appliquée sur le secteur des croisières.
De son côté, la députée européenne Manon Aubry, également co-présidente du groupe de la gauche au parlement européen, privilégie une autre voie. “Les croisiéristes utilisent abondamment les pavillons de complaisance, pour contourner l’impôt, le droit du travail, les normes environnementales, etc. […] 70 % des bateaux de croisière sont enregistrés dans seulement quatre pays : Bahamas, Bermudes, Malte et Panama, affirme-t-elle. Cela contraste un tout petit peu avec le pays d’origine des compagnies et des passagers. Notre combat contre les paradis fiscaux ainsi que pour une directive européenne sur le devoir de vigilance pourraient à terme leur mettre de sérieux bâtons dans les roues. »
Les clients sont bien là
Pendant ce temps, les paquebots de croisière ne désemplissent pas et devraient transporter près de 30 millions de touristes dans le monde d’ici fin 2023, selon les prévisions du secteur. Promotions agressives, services all-inclusive, envies d’évasion après deux ans de crise sanitaire, sont autant d’arguments pour attirer de nouveaux clients. “Les vacances sont un moment où on oublie les règles et on s’allège de nos responsabilités, quitte à ne plus suivre nos valeurs écologiques. Nous manquons de conviction face à la lourdeur de ces paquebots et de l’industrie qui dictent encore les règles”, analyse le Dr Alain Adrien Grenier, sociologue québécois.
“Nous devons aller vers une sortie intelligente de la croisière (..) en réfléchissant à une reconversion des acteurs de cette filière (PAS ENCORE DE RETOUR)”, propose Hendrik Davi.Un scénario encore très loin de la réalité. Après le MSC World Europa livré en 2022, la compagnie MSC a commandé trois autres paquebots aux chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire , avec une livraison échelonnée entre 2022 et 2027. 333 mètres de long, 2634 cabines, sept piscines, un parc aquatique, auto-tamponneuse, mais propulsés au GNL … la course au gigantisme n’est pas terminée.
* Le scrubber est un système de nettoyage des fumées. Il s’agit de pulvériser de l’eau de mer dans le conduit d’échappement des fumées, qui joue le rôle de filtre. Le député dénonce le scrubber à « boucle ouverte », où l’eau chargée de suie, d’azote et de résidus de combustion est rejetée en mer.
Autrice : Florence Creach.
Source : WeDemain