Le décès de Toni Negri dans la nuit du 15 au 16 décembre 2023 à son domicile parisien marque la fin d’une époque, celle d’un intellectuel engagé et figure emblématique de l’extrême gauche italienne. Né le 1er août 1933 à Padoue, en Vénétie, Negri a laissé une empreinte indélébile sur la pensée révolutionnaire et la critique marxiste.
Dès sa jeunesse, Negri s’engage dans le mouvement ouvrier, mais son départ en 1956 témoigne de son rejet de l’influence soviétique sur ce mouvement. Les années 60 le voient devenir une figure clé de l’opéraïsme, un mouvement militant cherchant à insuffler la critique marxiste au cœur des usines et sur le terrain social. Toutefois, son parcours prend un tournant tragique en 1979 lorsqu’il est accusé, à tort, d’avoir participé au meurtre d’Aldo Moro. Cette accusation le conduit à quatre ans et demi d’incarcération préventive dans des prisons de haute sécurité, une épreuve qui forgera son engagement.
Élu député en 1983, sa fuite en France grâce à l’immunité parlementaire offre un répit temporaire à cette période tumultueuse. Ses quatorze années d’exil (1983-1997) sont marquées par un enseignement émérite à l’École normale supérieure, à l’université Paris-VIII, et au Collège international de philosophie. Traducteur des écrits de Hegel et spécialiste du formalisme juridique, Negri se distingue également par sa contribution à la réflexion sur Descartes, Kant et Dilthey.
Son retour volontaire en Italie en 1997 s’inscrit dans la volonté de poser la question des réfugiés politiques italiens vingt ans après les années de plomb. Cependant, il est accueilli par une violente campagne de presse et une nouvelle période d’incarcération. Six ans et demi de détention, dont la moitié en régime de travail externe et de semi-liberté, marquent cette dernière étape de son engagement carcéral.
Libéré en avril 2003, Toni Negri rejoint la scène intellectuelle en France, où il continue de jouir d’une aura significative, surtout au sein des mouvements altermondialistes. Son concept de « multitude » – un nouveau sujet théorisé face à l’effacement du prolétariat – et son plaidoyer pour un revenu d’existence déconnecté de l’emploi le distinguent dans le paysage intellectuel.
Son héritage va au-delà des clivages politiques et des controverses qui ont jalonné sa vie. Ses idées ont laissé une empreinte durable, réfléchissant sur la nature du pouvoir et la construction d’une subjectivité antagoniste. Sa philosophie politique, qui relie l’ontologie à une subjectivité communiste, a évolué au contact des écoles post-structuralistes françaises.
Negri, dialecticien au double visage, a été un orateur enflammé par la rhétorique révolutionnaire, mais aussi un fan absolu de football. Son engagement ne se limitait pas à la sphère intellectuelle ; il s’exprimait également dans son soutien au Milan AC, illustré par une interview mémorable à Libération en 2006 où il analysait la tactique au prisme de ses théories.
L’intellectuel, souvent critiqué en Italie et associé aux « années de plomb », bénéficiait d’un prestige plus élevé en France et dans les pays anglo-saxons. Sa vie privée, marquée par un mariage, des enfants et un deuxième mariage avec la philosophe française Judith Revel, témoigne d’un homme ancré dans la réalité, loin de l’image parfois mythifiée qui en a été faite.
Negri a été un pionnier dans la redéfinition de la notion de « classe ouvrière », introduisant le terme de « multitude ». Son plaidoyer en faveur d’un revenu d’existence déconnecté de l’emploi le mettait en désaccord avec la gauche traditionnelle attachée à l’emploi comme fondement de l’organisation sociale.
Son influence a été ressentie au sein des mouvements alternatifs, en particulier en Italie et en Espagne. Les idées de Negri, notamment son appel à chercher de nouvelles formes d’organisation en essaim, ont trouvé écho chez les intellectuels et militants aspirant à une société plus juste.
La disparition de Toni Negri ne signifie pas la fin de son influence. Son héritage intellectuel continue de stimuler les débats sur le politique, la société et l’économie, et sa vie tumultueuse reste un témoignage de l’engagement profond d’un intellectuel qui a consacré sa vie à la réflexion et à l’action.