Le quotidien « Le Nouvelliste » publie un entretien entre son chroniqueur Thomas Lalime et Thomas Piketty, sur la façon dont les travaux de ce dernier pourraient aider à éclairer les choix de politiques publiques en Haïti.
Thomas Lalime (T.L) : Après « Le capital au XXIe siècle » en 2013, vous présentez au grand public « Capital et idéologie » en 2019 afin de dresser un portrait assez fidèle des inégalités. Haïti, ancienne colonie française, demeure l’un des pays les plus inégalitaires dans le monde. A-t-elle occupé une place importante dans vos recherches ?
Thomas Piketty (T. P) : Mon nouveau livre, « Capital et idéologie », présente une histoire des régimes inégalitaires, en particulier des systèmes de justification idéologique des inégalités. Le cas d’Haïti joue un rôle très important dans mon livre, car la façon dont l’île a été traitée par la puissance coloniale française et les anciens propriétaires d’esclaves illustre de façon extrême — mais malheureusement représentative — la brutalité de l’idéologie propriétariste en vigueur au XIXe siècle, avec son fondement, une quasi-sacralisation des droits des propriétaires, quelles que soient les origines et les formes de la propriété.
T. L : Pourquoi, d’après vous, les inégalités sont-elles si criantes en Haïti ? Quel est le rôle de l’héritage colonial dans l’émergence, l’aggravation et la persistance de ces inégalités de richesses en Haïti?
T. P : La révolte des esclaves à Haïti est sans doute le moment le plus subversif de la Révolution française. Certains en France étaient prêts à y répondre positivement. Au final, la ligne qui l’a emporté à Paris a été dure et répressive. La monarchie française a imposé en 1825 une très lourde dette à Haïti afin de compenser les propriétaires d’esclaves spoliés de leur droit de propriété. Cette dette inique a lourdement grevé le développement économique, politique et humain de l’île. Elle a été officiellement remboursée jusqu’au milieu du XXe siècle. En réalité, c’est bien jusqu’à nos jours que ce lourd héritage esclavagiste et colonial fait sentir ses effets.
T.L : Vous proposez de taxer les plus riches, mais dans des pays à faible revenu comme Haïti, où les institutions sont très faibles, les riches accaparent très souvent l’appareil étatique qui devrait procéder à cette taxation. Souvent, ils ne paient pas de taxes ou en paient très peu. Ces derniers peuvent assez facilement provoquer le départ d’un gouvernement ou d’un fonctionnaire qui voudrait les faire payer davantage. Comment appliquer une telle mesure dans ce contexte?
T. P : Je pense que tous les pays, y compris Haïti, ont besoin davantage de transparence sur qui possède quoi, qui reçoit quel revenu, et combien les uns et les autres paient ou non d’impôts pour contribuer aux charges communes, aux infrastructures collectives, au système d’éducation et au système de santé. Un système fiscal juste doit reposer sur un impôt progressif sur la propriété et un impôt progressif sur le revenu. Quel que soit l’état de développement du pays et de l’administration fiscale, les gouvernements en place doivent s’engager à enregistrer les propriétés et les revenus de leurs citoyens, à les imposer à des taux adéquats et à publier les résultats de ces opérations. Combien de contribuables ont-ils été enregistrés avec tel ou tel niveau de patrimoine et de revenu, dans telle ville, année après année ? C’est ainsi que les citoyens pourront se faire une idée du progrès — ou de l’absence de progrès — de l’administration fiscale, demander des comptes, et s’approprier la question de la justice fiscale et sociale.
T.L : Haïti a été forcée de payer à la France une « dette d’indépendance » de 150 millions francs-or en 1825, soit un montant capitalisé de plus de 21 milliards de dollars aujourd’hui, ce qui a, en grande partie, plombé son décollage économique. Pensez-vous qu’Haïti ait droit à une réparation aujourd’hui de la part de la France ?
T.P : Cette dette représentait en 1825 l’équivalent d’environ trois années de production d’Haïti — 300% du PIB, dirait-on en utilisant le langage d’aujourd’hui. Cela sans même prendre en compte les intérêts que les banquiers français et anglo-saxons n’ont pas manqué de faire payer jusqu’en 1950 en échange du « refinancement » de cette dette. Au minimum, la France devrait aujourd’hui rembourser à Haïti l’équivalent de trois années du PIB haïtien actuel. Dans mon livre, j’étudie également des formes plus ambitieuses de justice transnationale, fondée sur l’égalité d’accès à l’éducation et aux autres biens fondamentaux, où que l’on soit né, indépendamment des origines des uns et des autres et de toute logique de réparation intergénérationnelle. Cela conduirait en pratique à des redistributions bien plus importantes encore au bénéfice des jeunes Haïtiens. Mais à partir du moment où l’on ne met pas en place une norme de justice de ce type, il faut alors accepter la logique des réparations.
Directeur d’études de l’EHESS. Chaire : Économie politique des inégalités
« Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École d’économie de Paris. Il a publié de nombreux articles de recherche dans des revues internationales telles que le Quarterly Journal of Economics, Journal of Political Economy, American Economic Review, Review of Economic Studies, ainsi qu’une dizaine de livres. Il est l’auteur de travaux historiques et théoriques consacrés à la relation entre développement économique et répartition des richesses. Il est notamment l’initiateur de la littérature récente sur l’évolution sur longue période de la part des hauts revenus dans le revenu national (maintenant disponible dans la World Wealth and Income Database). Il est également l’auteur du best-seller international « Le Capital au XXIe siècle ». Ces travaux ont conduit à remettre en cause radicalement l’hypothèse optimiste de Kuznets sur le lien entre développement et inégalités, et à mettre en évidence l’importance des institutions politiques, sociales et fiscales dans la dynamique historique de la répartition des richesses ».