— Par Michèle Bigot —
Texte et mise en scène Jacques Kraemer,
Festival d’Avignon, Présence Pasteur, du 5 au 27 juillet 2014
L’espace scénique, installé dans une salle de classe s’ouvre sur le lieu de l’écriture, rayonnages de bibliothèque, bureau, porte manteau. Sur l’étagère, en bonne place, cadre avec photo d’un couple d’enfants, frère-sœur. Surtout au centre du centre, la machine à écrire, support et objet de tant de fantasmes, instrument et exutoire de la torture d’écrire. Lumière naturelle, intimité de l’espace d’écrire ou de dire.
C’est dans un tel huis clos, au cœur de Présence Pasteur que Jacques Kraemer reprend le monologue de Thomas B., écrit par lui-même et représenté pour la première fois en 1987 par Denis Manuel au Théâtre du Rond-Point.
Dans un tel dépouillement, ce qui prend vie et qui vous saute à la gorge, c’est d’abord le texte lui-même dans toute sa force. D’abord sidéré par le flux verbal passionnément désespéré, puis reconnaissant le style inimitable de Thomas Bernard, entre ressassement et provocation et comique, le spectateur se laisse entraîner par la véhémence du propos, ce tragique de l’écriture-vie qui épuise l’auteur. Peu à peu se fait jour la forme qui se cachait sous l’apparence du laisser-aller de la parole monologale. Au total Jacques Kraemer, imprégné jusqu’au cœur du texte bernardhien, écrit spontanément le bernardhien comme on écrirait une langue familière. Le mimétisme est troublant et l’effet de double est d’autant plus saisissant pour le spectateur qu’il se trouve désormais en face de l’auteur lui-même interprétant son propre texte.
D’un tel vertige mimétique il ressort pourtant, pour peu qu’on se ressaisisse, que le travail du comédien est lui aussi des plus consommés. Le sommet de l’art théâtral est atteint quand le naturel du jeu fait oublier au spectateur qu’il y a jeu. Et pourtant, quelle souplesse , quelle variété de registres ! C’est avec tout son corps, son regard nous étant très perceptible dans cet espace restreint, que le comédien interprète son texte, appuyant de ses déplacements, de sa gestuelle, le rythme de ce soliloque, dont la durée est scandée par des effets de reprise et variations. Il y a dans ce texte une structure musicale qui émerge peu à peu du déluge verbal. Et le corps épouse cette musicalité dans ses transformations propres.
Équilibre toujours menacé et subtilement maintenu de la théâtralité et de la méditation. Force de cette haine bernardhienne, haine de la bêtise , de la vulgarité des hommes, explosant en désespoir. Et paradoxalement cette haine est revigorante. Elle n’est pas de celles qui excluent . Elle ressort d’une absolue exigence, de soi autant que d’autrui.
Michèle Bigot est la correspondante dans l’hexagone de Madinin’Art
Le 06 juillet 2014