— Par Roland Sabra —
Théâtre noir, l’expression est polysémique. Elle renvoie d’une part au Théâtre noir de Prague dans lequel des acteurs entièrement vêtus de noir jouent devant un fond noir leur permettant de choisir ce qu’ils veulent montrer aux spectateurs, comme des objets lumineux, phosphorescents, voire des personnages qui flottent dans l’espace. (Regardez un extrait de théâtre noir) D’autre part c’est aussi le nom d’une compagnie de théâtre , Le Théâtre Noir de Paris, créée par le Martiniquais Benjamin Jules-Rosette, qui anima un espace de création éponyme de 1975 à 1989. En 2003 sous la direction de Nadine Fidji poétesse, écrivaine originaire de la Réunion, elle change de nom et devient Le Carbet-Théâtre Noir. Benjamin Jules-Rosette dont Césaire disait » |Sa] vie est un combat pour la culture, pour les Antilles, pour l’Afrique et pour l’homme. » en conserve la direction artistique.
Le théâtre dans le noir est autre chose. La pratique est assez rare. On se souvient de la pièce de Maurice Maeterlinck, « Les aveugles », un échange entre cinq personnages égarés, qui se jouait dans le noir absolu, les spectateurs étant privés de tout repère visuel. Le théâtre de la rue Quincampoix à Paris à l’origine de cette initiative n’avait pas désempli. Sur le registre du noir total, depuis près de vingt ans, de Paris à Auckland, de Londres à Barcelone en passant par Saint-Pétersbourg et Casablanca s’ouvrent des restaurants dans lesquels le dîner se déroule dans le noir le plus total, guidé et servi par des personnes non-voyantes. C’est une invite pour chaque convive à réévaluer complètement la perception du goût, de l’odorat et du toucher. Et c’est très tendance.
À Fort-de-France la Cie Track invitait ce samedi 25 mai 2019 à participer à la réception dans une obscurité absolue de la pièce « Moi, fardeau inhérent » de Guy Régis Jr déjà présentée au public martiniquais lors du Festival des Petites Formes en janvier de cette même année. Pusillanimité du public martiniquais devant les innovations théâtrales? Pléthore de propositions artistiques ce soir là ? On ne sait. En tout cas est-il que nous n’étions que quelques dizaines de spectateurs à vouloir renouveler pour certains, à découvrir pour la plupart cette expérience. Debout, par groupe de quatre, en haut des marches, devant la porte de la salle, deux bandeaux noirs à superposer nous sont distribués. A peine posés et noués que les mains s’agrippent, aux bras, aux épaules du voisin, de la voisine dont on a déjà oublié le visage. La porte s’ouvre, on me prend la main et me conduit dans une salle que je croyais connaître. Mon corps résiste, se raidit. Être dirigé ne me convient pas vraiment. Je butte sur une chaise. Mon guide s’arrête et m’invite à trouver ma place. Où est-elle ? A droite ? A gauche ? Comment ne pas la rater ? Et puis il y a cet autre spectateur, le compagnon d’une responsable de l’UFM, je crois, qui m’a suivi et qui dans la file, pour ne pas se perdre, me tient le bras. Comme convenu. Oui, mais bon je cherche ma place. Je trouve mon siège. Je palpe. Une méchante chaise pliante. Je m’assieds. Déjà l’envie de lever un coin du bandeau. Je résiste. Mon guide est reparti. Mêlées à la bande son, que j’essaie de reconnaître, sans en être certain, comme un bruit de moteur de voitures qui passent et repassent, les voix et commentaires des autres spectateurs bruissent d’abord doucement puis comme libérés du regard de l’autre s’élèvent progressivement à voix hautes. Chacun, seul dans sa cécité imposée, en oublie le style feutré des échanges d’un public de salle de théâtre ou d’opéra. Protégé dans sa bulle, le spectateur se laisse aller peu à peu. Je cherche à reconnaître des voix. En vain. La bande-son s’efface déclinant lentement.
Vient le silence d’avant le commencement. Et c’est sa voix à Elle qui s’élève. Sans repères je cherche à retrouver l’émotion qui m’avait envahi à l’écoute de la bande son qui ouvrait le spectacle lors du Festival des Petites Formes. Je bataille en moi-même entre l’attachement à une forme passée mais connue et la découverte d’un autre dire, semblable en son énoncé mais différent en son énonciation. Mais peut-être n’est-ce pas le même commencement ? Je m’abandonne au texte ou plus exactement à sa voix à Elle qui me le fait découvrir comme jamais auparavant. Je suis saisi par l’intensité de cette voix à Elle, par ses modulations, sa prononciation sa diction, sa plainte infinie et la violence contenue qui parfois la déborde . J’écris à Elle d’une majuscule car talent oblige. Ce texte de Guy Régis Jr il est en Elle. Elle le porte en son sein, en son ventre, en son sexe en sa bouche, en son âme. Elle est dans la nuit noire de l’espace, ce corps de texte ou ce texte en corps, invisible et présent dans une intensité sans pareille. Elle est ce corps inhérent c’est dire lié d’une manière inséparable et nécessaire à l’enfance meurtrie, assassinée par un violeur. Et cette scène du viol, dont la noirceur figurée et pourtant réelle dans son impossibilité à être restituée devient par ses lèvres à Elle, ses mots à Elle, insupportable. Totalement. Absolument. L’effroi me saisit dans la moiteur d’une pluie tropicale issue du texte mais surtout restituée physiquement plus par son dire à Elle que par quelque artifice inutile. On est au paroxysme de la violence et de l’horreur. Ces mots à Elle, que je devine, que je sais là quelque part au mitan d’une nuit sans fond, me courent sur la peau comme les lames d’un rasoir ébréché laissant dans leurs sillons des perles de sang. C’est de l’effacement de son corps à Elle, qui ne se donnant pas à voir, mais à entendre plus qu’à écouter, la fait se découvrir, se dévoiler dans sa réalité pleine et entière de comédienne. Elle parle, se déplace, tourne autour du public, murmure, pleure, hurle au-delà des mots l’indicible qu’elle donne en partage, disparaît derrière des passages enregistrés pour souligner l’immuabilité, du crime, puis revient sur un autre registre, différent en son apparence calme, tranquille et pourtant toujours le même en sa douleur.
Lors de la création j’avais écrit un compte rendu dans lequel je formulais l’idée, à partir de la distinction du théoricien de la communication Marshall Mac Luhan entre médias froids et médias chauds, d’un enregistrement radiophonique de la pièce, invitant France Culture et/ou France Inter à le réaliser. La Cie Track a fait bien plus en faisant cadeau à son public de cette prise de risque, courageuse et réussie. Une prochaine représentation qui prendra en compte, nous a-t-on dit, les acquis de cette expérience d’un théâtre dans le noir se tiendra le samedi 8 juin 2019 à 19h au CDST de Saint Pierre avant de s’envoler vers la fin du mois pour Avignon. Les dons sont sollicités pour rendre l’opération moins coûteuse.