— Par Marius Gottin —
José Exélis a le nez fin, ou creux. Peut être les deux, j’ai oublié la différence. Vous me direz: c’est son côté artiste, d’aucun diraient handicapé, vous savez lorsque certains, souffrant par ailleurs de manques, développent des facultés particulières qui font qu’ils ressentent les choses différemment et c’est ce ressenti particulier qui explique la vision du monde qu’ils nous restituent en tant qu’artiste.
Il y a de cela plus d’un mois, l’intéressé m’appelle et m’annonce qu’il a pensé à moi pour introduire un débat tournant autour du thème : Théâtre & politique…et me revient cette déclaration de l’ancien président du parlement international des écrivains, l’américain Russel Banks: « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent »
Ah bon, cela veut dire qu’à un moment ou à un autre, il faut dire les choses, les nommer, les mettre sur la table ? Sur les questions qui agitent le théâtre (et notre société martiniquaise empêtrée dans des questions identitaires) cela fait déjà trois ans au moins que ces questions tarabustent l’auteur, le metteur en scène, le comédien José Exélis; et qu’il nous invite, cette année encore, à y réfléchir, à la mise en relation, mise en perspective de deux mots recouvrant deux activités dissemblables mais rien n’est moins sûr, « théâtre et politique ».
S’il est une chose que j’éclaircirai d’emblée, c’est bien cette notion de politique qu’il nous faut prendre au sens premier de la polis des Grecs (reposant, pour faire court, sur l’organisation collective et la communauté de biens des citoyens dans la cité), si loin de ce qui est de nos jours généralement appréhendé comme la seule relation pas toujours nette d’un électeur avec le Pouvoir et les institutions qui l’incarnent, tout le monde prétendant œuvrer pour le bonheur du plus grand nombre.
Et puis non ! En ce centième anniversaire de la naissance de Jean Paul Sartre, écrivain engagé s’il en est mais le mot a t’il encore la charge de sens qu’il a eu au siècle dernier, en cette année 2005 qui voit le prix Nobel de Littérature échoir à Harold Pinter, écrivain, dramaturge, scénariste, auteur qui croit aux mots qui dénoncent et changent le monde, la vérité, si je peux m’en prévaloir, c’est que José Exélis avait peut être pressenti (déjà depuis l’époque de HLM Story) cette montée du magma ultra violent et quasi suicidaire de l’actualité de l’Intifada des banlieues, comme des journalistes en mal de repères ont baptisé les récents évènements en France.
« Aucune idéologie ne peut justifier le meurtre de gens innocents » déclaration de Kofi Annan aujourd’hui à propos des attentats d’Amman; enlevons le mots « innocents » puis « gens » puis « meurtre » et examinons à chaque fois les questions que la nouvelle déclaration soulève.
« J’écris sur ce qui est détruit… sur ce qui montre l’obscène de la société » Celle qui parle Elfriede Jelinek, autrichienne, Prix Nobel de Littérature 2004, est un auteur habituée à décrire dans ses romans des situations qui frayent avec l’interdit, l’indicible, l’innommable, un auteur de théâtre qui dit dans ses pièces l’essentiel des réalités de notre monde moderne, monde de la médiatisation outrancière, de la mise en scène du seul spectacle qui joue à ne pas voir, ne pas entendre, ne pas vouloir savoir…jusqu’à ce que l’explosion du chaos et de la pornographie de la réalité s’installe, en s’imposant dans nos quartiers, nos immeubles, nos télévisions, nos vies.
État d’urgence, loi martiale, couvre feu, en ce début de siècle, la fracture culturelle et sociale pète à la gueule de la société française dont bon nombre s’accordent à reconnaître maintenant que sa capacité à intégrer et à favoriser la pleine évolution a bien été entamée du fait des mutations profondes de notre société moderne. Et l’art dans tout cela, qu’est ce qu’il a à voir avec une grenade lacrymogène qui explose dans une mosquée ou la prolifération des grandes surfaces ?
Quand un musicien tel que Kolo Barst se commet à enregistrer une pub radio pour la défense de l’environnement, est il dans son rôle ? Au théâtre, chacun: auteur, acteur, metteur en scène remplit il sa fonction et quelle est elle d’ailleurs ?
Arrêt sur images: me reviennent des expériences, des coups de cœur couleur lotyo; Unité de temps ? Les années 70/80, époque de « temps bouleversés » pour reprendre le titre d’une pièce récente. Unité de lieu, Fort de France, l’effervescence de ses quartiers rejaillissant sur le pays Martinique. D’action, pleins feux sur la poésie, le drame, la tragédie, la comédie, la danse, la musique… Merci aux pionniers: Henri Melon et le Théâtre Populaire Martiniquais, Yvan Labéjof et le Théâtre du fer de Lance, Bérard Bourdon et le Poutyi pa téat, Gérard Wattelo de la Flamme Pichevine et José Alpha, Joby Bernabé et Roger Robinel, Annick Justin Joseph… Les formes esthétiques de ce temps là disent une réalité dynamique parce que traversée de lignes de force qui dessinent une dialectique qu’on pourrait synthétiser en deux temps:
Premier mouvement, retour aux sources, à la langue créole, au tambour bèlè, réappropriation de notre histoire et notre culture enfouies et bafouées, nos signes et sens profonds…
Deuxième mouvement, notre relation nouvelle à notre géographie caraïbe et dans le même temps, plongeon dans la modernité, le consumérisme et de nouvelles pratiques & rituels sociaux.
Car le théâtre, art du spectacle par essence même, est l’art premier de l’imitation de la réalité, censé donner au public, aidé en cela par le texte autant que par le jeu du comédien, le vertige de la mise en abîme et la douce illusion du mensonge et de la vérité. Art de la schizophrénie aussi puisque éclaté entre l’auteur, le comédien, le metteur en scène et le public
De quelle réalité s’agit il donc ? La réalité du théâtre nous révèle par le grossissement, l’étalage de l’expression dramatique rien de plus que notre humanité; en plus fondamental peut être, en plus fort assurément.
Le théâtre ne ferait il que mieux montrer les choses alors ? Et pourquoi montrer, pour dire quoi ?
Réponse des acteurs: parce que jouer est un acte; des auteurs: parce que les mots ne sont pas que de seules constructions de signes, voyelles, consonnes, ce sont aussi des charges de dynamite ou des fleurs ou des baisers; réponse du metteur en scène: parce je suis celui qui donne le sens. Réponse du public: on veut du sang, du sexe, du rire et, parce que nous sommes des voyeurs pervers aussi, on veut jouer à avoir peur.
A dire vrai, le théâtre ne montre que ce qu’il peut, je veux dire que les choses désespérément banales de la vie contenues dans des textes: l’amour de Manuel et d’Annaïse du Gouverneurs de la rosée (J. Roumain), l’incommensurable douleur des personnages de Sarah Keane, la transe mortifère du pouvoir chez les personnages historiques de Shakespeare (Titus, Richard II, Jules César), la grâce cathartique du Telcide ak Durena des Kouidor, le ridicule grinçant de Man Chomil, le vertige de la langue créole de La pousyè di pliss ki sa, van chayé’y d’Alin Légarès, autant de situations qui placent le spectateur dans un lieu, où l’action, qu’elle soit éloignée dans le temps ou dans l’espace, est inscrite dans sa vie, son histoire, qu’il le veuille ou pas, car, et quand bien même il s’en défendrait, nous sommes liés, engagés l’un vis-à-vis de l’autre, l’un face à l’autre, l’un contre l’autre.
Le théâtre, comme la culture en général dont il n’est qu’une des manifestations emblématiques, donne aussi à voir plusieurs niveaux de culture, urbaine et rurale, bourgeoise et prolétaire, masculine et féminine, qu’il décrit mais n’attaque pas toujours ou qu’il montre dans une obscure dénonciation, en jouant souvent la carte du rêve et du rire pour ne pas avoir à affronter et expliquer ses cauchemars, sous le fallacieux prétexte que « la vraie vie est déjà assez tragique comme ça ».
Mais il est des scènes où le rire gras passe mal quand le hall est délabré et que l’ascenseur ne marche pas; des pièces où le rêve trébuche sur la réalité d’enfants de Fonds St Denis ou d’ailleurs, ne connaissant rien du théâtre, du comédien qui se maquille, de l’acteur qui entre dans un personnage.
Car, en ces temps de chômage endémique et de phénomène de drogue quelque soit le milieu social, pour ne prendre que deux exemples parmi les plus médiatisés, existe aussi une écriture théâtrale où les héros n’ont pas vraiment de problèmes d’argent, de loyer impayé, de harcèlement au travail ou s’ils en ont, ils ont vite l’élégance de ne pas ennuyer le public avec d’aussi futiles trivialités. Prêtez un œil à la plupart ces clips qui sont proposés en télévision avec la prétention de nous donner à voir des images de nous-mêmes. La chose est entendue : c’est la chou, le bateau, les lunettes de soleil, la piscine, la maison avec larges baies vitrées, portail automatique et, bien évidemment, tout le monde ou presque roule une voiture dernier cri… D’où l’élégance de certains auteurs qui plantent des décors somptueux ou suffisamment flous pour mieux fouiller la seule complexité psychique de leurs personnages, leurs déchirements internes, leurs gracieuses angoisses.
Je sais, je sais, j’exagère encore
Le problème du théâtre et de la politique (vous avez noté comment j’ai évité la question directe du théâtre politique ?) relève pourtant du rapport entre une forme d’expression vivante donc subversive par définition et les institutions du pouvoir qui auraient elles plutôt tendance à détester délire, persiflage et ironie au profit de formes et discours à la pertinence pré formatée.
Hou là, j’ai l’air de blasphémer, quand on sait le poids des aides des pouvoirs publics à une activité où s’épanouissent de moins en moins de bénévoles, en ces temps de politiques culturelles sources d’eldorado financier (pour qui ?) ou d’intermittences génératrices de stress.
Mais une telle configuration n’entraîne-t-elle pas inévitablement des brèches dans les espaces de liberté qui nous restent?
A défaut de pouvoir répondre ce soir, vendredi 11 novembre 2005, à toutes les questions qui nous interpellent, essayons de voir ce qui est possible de faire pour au moins ramener le public dans les salles obscures où les scènes sont encore éclairées, avec de vrais acteurs qui exposent des problématiques autres que de surface…
Théâtre et politique ? Il n’y a pas longtemps se tenait au Théâtre du Rond Point des Champs Elysées, une rencontre traitant du retour du politique, relevant plus de la mondanité des invités (L.Parisot, F. Chérèque, Marylise Lebranchu, Dominique Wolton…) et des animateurs (Stéphane Paoli, Roland Cayrol, J M Ribes, chacun revendiquant une attitude ouverte, positive, moderne) que de problématique d’écritures, de jeu, de références culturelles questionnées, contestées dans la dynamique d’une meilleure prise en compte des forces vives, d’où qu’elles viennent, de nos sociétés.
Théâtre et Politique, traduisons pour faire bref: expression des classes sociales, d’abord de celle à laquelle nous appartenons mais aussi de ceux que nous refusons d’entendre, les jumpys, les dealers, les clandestins ultra marginalisés de nos sociétés, le vulgus pecus; traduisons: expression esthétique raffinée depuis la cage dorée d’un espace privé ou public largement subventionné ou atelier de développement culturel et identitaire avec ce que cela implique de recherche, trouvailles, échecs; traduisons: militantisme de slogans, dénonciation de dictatures ou célébration de nos imaginaires mis en relation avec nos peurs, nos envies, nos fantasmes au service de formes exprimant le chaos de notre monde sans lendemains qui chantent et dont il faudra admettre enfin que la vraie construction fatalement idéale relève d’une forme de révolution permanente, de questionnement en boucle.
Mais qu’est ce donc que ce questionnement fondamental là ? Exemple :
« Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la révolution, ça consiste à prendre la place des blancs et continuer en lieu et place, je veux dire sur le dos des nègres, à faire le blanc ».
Bonsoir, et merci à
Eschyle, Euripide, Aristote, Derek Walcott
Copi, Molière, Ionesco, Soni Labou Tansi, Jean Genet, Tchekov
Ibsen, Césaire, Dario Fo, Vincent Placoly, Topor, Syto Cavé
Wole Soyinka, Alwin Bully et encore et toujours Sartre, immense engagé dans la révocation de l’écriture et de la politique…
Merci de m’avoir écouté et maintenant je vous écoute…