— Par Roland Sabra —
de Anna Rose Holmer
Avec Royalty Hightower, Alexis Neblett, Da’Sean Minor
Genre Drame
Nationalité étasunienne
Elle a onze ans et son prénom épicène, Toni, est comme le reflet d’une indétermination qu’elle va quitter au cours d’un cheminement qui la conduira de la salle de boxe à la salle de danse. Des gants de boxe aux mitaines en dentelles, comment passer des uns aux autres ? Et pourquoi ? Elle a onze ans, elle accompagne son grand frère au gymnase. A l’étage, la salle de boxe , et juste au dessus la salle de danse. De l’une à l’autre comme le passage d’une indécision à une affirmation, comme l’abandon d’un état incertain au profit d’un autre revendiqué. De l’enfance à l’adolescence en quelque sorte.
Chausser des gants ou des Convers… pour s’en sortir ? Elles et ils sont noirs, issus de milieux défavorisés, certaines ont des mères référentes, juste pour dire la décomposition de la structure familiale. Pas de boxe, pas de hip hop sans stigmate et sans tentative de retournement de celui-ci. (Voir Stigmate de Goffman, Minuit, 1974). Le film de Anna Rose Holmer ne s’attarde pas sur cette dimension sociologique. Et c’est tant mieux. La parentalité, les lieux de vie, la cité, tout ela n’est évoqué qu’incidemment. La caméra tout au long du film focalise sur le personnage de Toni, magnifiquement, subliment interprété par la très belle Royalty Hightower, royale du haut de sa tour solitaire avec un regard d’une telle intensité qu’il ne laisse aucun doute sur l’intériorité qu’elle porte.
Toni sur le ring danse déjà sa vie de jab en uppercut mais le tapis se dérobe sous ses pas quand elle découvre à l’étage au-dessus, comme par une élévation, une autre façon de mouvoir ce corps qui la travaille autant, si ce n’est plus, qu’elle le travaille d’abdos et de tractions.
Si près d’elle et pourtant si loin, « Les Lionnes », ces championnes de drill sont la représentation de ce qu’elle pressent vouloir être, mue par une horloge interne inexorable. Volubiles, endiablées, maîtrisant des instruments de la féminité, de rimmel en tatouages, de mascara en vernis à ongle, de boucles d’oreilles en ricil, jouant de la séduction à l’égard des garçons, elles fascinent Toni, la taiseuse, la timide, le petit garçon manqué dont elles se moquent. Ces marques sur le corps, comme inscriptions venues d’ailleurs, Toni, après les avoir acceptées, les effacera une à une. La force qui la pousse n’a nul besoin d’adjuvants.
Le parti pris de la réalisatrice est de montrer que la tentative de faire coïncider le genre et le sexe relèvent autant de motivations internes, individuelles que de modèles socio-culturels. Ces derniers sembleraient n’avoir pour rôle que de permettre de donner un nom à un trouble et de lui trouver une issue. Comme chacun sait l’affaire est en réalité infiniment plus complexe. Le film le suggère en montrant une épidémie qui frappe le groupe des danseuses frappées de crises que l’on ne peut identifier et qui sont cataloguées sous le nom nom générique d’épilepsie, faute d’une audace qui les repérerait comme moments d’hystérie collective. En 1977 aux États-Unis cinquante sept membres d’un orchestre scolaire furent prises après un événement sportif, de maux de tête, nausées, vertiges, évanouissements. Sans explications… Prises de convulsions dans le film (Fits en anglais) elles mettent en scène avec leur corps ce qu’elles ne peuvent pas dire. De quoi relève cet impossibilité ? D’un interdit ? Du statut de la parole des femmes ? S’agit-il d’un devenir par lequel Toni devra passer pour accéder à son statut de femme ? Le sujet n’est pas abordé, juste laissé à l’interprétation du spectateur.
Les images du film épousent par contre au plus près le parcours de Toni qui prend progressivement du recul avec l’image du frère. Elle le suit sur le chemin du retour vers l’appartement familial avec de plus en plus de distance. Comme un éloignement. Le conflit qui traverse Toni est intérieur comme en témoigne le parti pris de la réalisatrice de situer son propos dans l’univers clos du gymnase. Des échappées sur le dehors on retiendra le pont piétonnier qui relie deux rives d’une autoroute urbaine, à la sortie du gymnase sur le chemin qui mène à la maison. Toni l’empruntera au moins trois fois. D’abord avec son boxeur de frère pour en grimper les marches en courant, puis seule pour répéter les mouvements de hip hop encore emprunts de gestes de boxeuse, et pour finir dans une chorégraphie avec le groupe de danseuses qui la reconnaissent enfin comme une des leurs. Trois temps , trois étapes, trois façons d’être dans un entre-deux de l’identité. Comme une balance entre deux rives.
Le film est, à l’image de son personnage, peu bavard, il s’attarde sur les regards, les silences, les interrogations, les gestes du corps magnifiés par l’effort, les mouvements d’ensembles dansés qui entourent Toni sans jamais l’effacer mais qui plutôt soulignent les interactions de l’individu et du groupe sans qu’il y ait de figure identificatoire déterminante en surplomb.
Un court métrage d’origine réunionnaise a précédé la projection. Il s’intéressait lui aussi à une jeune fille, très clairement adolescente, perdue en plein nature, et qui pour avoir voulu exaucer les dernières volontés de son père récemment disparu en paiera chèrement le prix. De belles images avec là encore peu de mots sur une thématique dans laquelle on retrouve la figure battue et rebattue du double comme annonce de mort que toute pensée obscurantiste ou plus simplement magique utilise sous divers termes et diverses pratiques. On téléchargera et relira avec intérêt Don Juan et le double, d’Otto Rank. Le film méritait une autre fin.
Fort-de-France, le 12/05/2017
R.S.
On lira aussi le commentaire d’un autre ton de Selim Lander sur Madinin’Art