— Par Laurence Aurry —
Certes, quand on lit Texaco, le roman de Patrick Chamoiseau, récompensé du Prix Goncourt en 1992, et qu’on imagine une adaptation théâtrale de cette œuvre, on pense spontanément, pour représenter les personnages haut en couleur de la vieille câpresse, Marie-Sophie Laborieux ou de son père, le « nègre-chien » affranchi, Esternome, à des acteurs antillais talentueux comme Aurélie Dalmat ou Jacques Martial, par exemple. Et lorsqu’on découvre la scène avec ce jeune comédien fluet, Jean-Stéphane Souchaud, plus blanc qu’un mabouya, on reste circonspect. Il semblait si logique et naturel de la voir jouer par des acteurs qui portent encore en eux l’empreinte indélibile du lourd passé de l’esclavage.
Il soufflait donc, vendredi 26 septembre, dans la salle Frantz Fanon, un vent de scepticisme assez perceptible que l’accent plat de Jean-Stéphane Souchaud attisait.
Cependant, si l’on dépasse nos attentes, nos a priori, nous devons reconnaître que ce jeune acteur est bien méritant d’avoir eu l’audace le premier, avec Gilles Lefeuvre, le metteur en scène ainsi que toute l’équipe de la compagnie de La Nuit Venue, de s’attaquer à cette œuvre magistrale de la littérature antillaise. Et on peut remercier Patrick Chamoiseau d’avoir donné son accord pour cette adaptation. Car, même si elle ne correspond pas exactement à ce qu’on pouvait attendre, elle ne constitue pas moins un formidable mode de promotion de l’œuvre. Cette adaptation nous invite à lire ou à relire Texaco, à envisager d’autres approches artistiques (théâtrale, cinématographique, picturale…) nous rappelant que la littérature est un vivier, un terreau dont on ne doit pas craindre de se nourrir.
Il faut reconnaître, donc, le courage de ce jeune acteur qui n’a pas choisi la voie de la facilité. Seul, sur scène, avec ses quelques sacs de sable, il joue de nombreux personnages : de la narratrice, Marie-Sophie Laborieux, à son père, Esternome, en passant par les békés, les gendarmes, les hommes politiques…toute une pléiade de personnages qui nous rappellent plus de cent cinquante ans de la Martinique, tout un passé de misère et de lutte. Il respecte la chronologie du livre et nous donne à voir et à comprendre le désœuvrement de ceux qui se sont trouvés relégués à Texaco, aux portes de l’Enville, comme des exclus du monde, de la civilisation, de l’Histoire. L’exploitation judicieuse du décor et des accessoires (cabane de fortune, sacs de sable, tablier, escabeau) permet de dynamiser l’espace et d’alterner les moments de tension et les passages amusants. Sans forcer sur le déguisement, la gestuelle, la voix, surtout lorsqu’il joue Marie-Sophie, il a réussi à communiquer son enthousiasme et sa foi. Ce travail nous offre un bel exemple d’appropriation culturelle qui témoigne de l’universalité de la littérature.
Je ne puis, toutefois, me retenir de formuler un double regret : celui d’abord de l’absence de représentations destinées aux scolaires, qui connaissent assez mal cette œuvre de Patrick Chamoiseau. Ensuite, l’absence parmi les spectateurs de ceux qui devraient être les principaux intéressés, les habitants de Texaco. Il eût été intéressant d’envisager une représentation à Texaco même. Une prochaine fois, peut-être…
Laurence AURRY
07/10/2008