— Par Michèle Bigot —
Texte, MES et jeu : Angelica Liddell
2/3/10/2015, La Criée, Marseille
Sous ce titre (« Je te rendrai invincible par ma défaite »), Angelica Liddell et sa troupe de l’Atra Bilis Theatro frappe une fois de plus un grand coup sur la scène théâtrale française. Plus que dans d’autres mises en scène, celui-ci perturbe le spectateur en profondeur, non moins que les codes du théâtre. Le meilleur signe en est qu’Angelica est ici seule en scène dans un spectacle qu’elle a écrit et dont elle signe la mise en scène, et qui par ailleurs témoigne très intimement de son vécu. Peut-on encore parler ici de « représentation » ? La question se pose de façon insistante et d’autant plus que l’actrice/metteure en scène ne vient pas saluer le public à la fin. D’ailleurs le spectateur se demande s’il est pertient et convenable d’applaudir. Le silence finit par envahir la scène et les gradins et c’est la seule fin qui s’impose après une telle cérémonie. Car c’est plutôt à un rituel que nous venons d’assister. Rituel funéraire, scène de spiritisme, communication avec les morts, exorcisme de la douleur, voilà les références qui s’imposent.
Alors de quoi s’agit-il ici ? De faire revivre (ou continuer à vivre) l’esprit et peut-être même le corps de son amie Jacqueline Du Pré dont la souffrance et la mort ont envahi toute la personne d’Angelica. Jacqueline était une musicienne de talent, son inteprétation du « Concerto pour Violoncelle » d’Elgar et du « 13è Concerto pour deux instruments à l’unisson » de Couperin, intégrés à la bande-son, en témoignent. Les photos de la musicienne donnent à voir également toute la sensualité dont était habité le rapport de Jacqueline avec son violoncelle.
Chacun sait que le théatre d’Angelica Liddell n’a rein d’une distraction.
Les thématiques qu’elle affectionne renvoient génralement à la violence de la vie, sous toutes ses formes. Te haré invencible com mi derrota est le troisème texte de la « Tétralogie du sang » qui comprend Je ne suis pas jolie‚ Anfægtelse‚ Je te rendrai invincible par ma défaite et enfin la Maison de la violence , texte monté en 2012 à Avignon et à Paris. On pouvait y entendre la voix des femmes violentées, quelles que soient les formes de cette violence et le lieu où elle s’exerce. On a là une sorte d’invariant transculturel, et rien n’annonce que les choses doivent changer.
Vous vivrez‚ baiserez‚ mourrez.
Et rien de ce que vous ferez ne changera l’idée de l’homme.
L’idée de l’homme persistera indépendamment de votre vie et de votre mort.
La nature vous ignore.
Le vent‚ les tempêtes‚ la chaleur‚
toutes ces merveilles vous ignorent.
La chaleur est absolument indifférente à votre putain de vie et à votre putain de mort.
Même si on retrouve vos cadavres déchiquetés au bord du fleuve‚
pour le fleuve‚ vous n’êtes ni vivants ni morts.
Cette citation permet de prendre la mesure de son écriture. Mais au-delà des mots (d’ailleurs rares dans Te haré invencible con mi derrota), c’est l’écriture de plateau qui se charge de restituer et d’exorciser la violence de la vie. Ici il s’agit de vivre la mort de l’autre, d’éprouver charnellement ce qu’il est convenu d’appeler « le travail du deuil ». Mais entendons ici que c’est bien le deuil (« dolere » lat. « souffrir) qui travaille le corps comme le levain la pâte. Le corps du personnage et de la comédienne est habité, déchiré par cette souffrance. Sa gestuelle torturée et paroxystique, sa voix et ses modulations allant des borborigmes aux hurlements, tous les objets (un arbre, des figurines des carabines, mais surtout 6 violoncelles destinés à incarner le corps de Jacqueline), tout rappelle l’imminence de la blessure et de la dévastation. Il y a là une morbidesse cultivée comme ele peut l’être dans la culture espagnole. Son âpreté est pourtant exorcisée par la beauté de la mise en scène, de la chorégraphie, de la gestuelle. La disposition des objets renvoie à l’art de la performance. Mentionnons à cet égard ce moment où l’actrice devient violoncelle elle-même par le jeu de la disposition des objets. La dimension plastique sauve le spectacle quand il menace de tourner à la complaisance. L’actrice fait l’amour avec ce violoncelle ; dans sa lenteur et sa prégnance, le geste est soutenu accompagné par la musique languide. Le violoncelle est l’objet adoré et haï.
L’ensemble est vraiment beau et hautement signifiant quand il nous renvoie à cet équilibre fragile que vit la femme entre l’envahissement de la douleur et sa révolte. Car le corps souffrant de Jacqueline, son cadavre est tout ensemble attirant et menaçant. Celle qui survit reste dans la désolation. A elle incombe le culte de la mémoire. Mais elle a aussi à vivre et à se défaire de ce cadavre qui la hante.
Dans la grande salle de La Criée, le silence est à son comble. Rarement spectateur aura été aussi intensément concentré, envahi à son corps défenodant par ce spectacle de dévastation et peut-être de salut.
Michèle Bigot