Pari risqué, pari réussi
— Par Selim Lander —
Comment parler d’une apocalypse et de ses conséquences quand l’homme en porte l’entière responsabilité ? Comment parler des guerres, des morts, des blessés? La littérature sait le faire qui peut raconter une bataille dans les moindres détails : on se souvient de Fabrice à Waterloo, du colonel Chabert, des romans de Claude Simon ou, plus proche de nous, des Revenantes. Le cinéma sait également le faire qui dispose des moyens pour reconstituer l’événement. Au théâtre, c’est plus délicat. La catastrophe de Tchernobyl fut un autre Hiroshima ; elle s’apparente à la guerre par l’impéritie des chefs, l’héroïsme des sans-grades, les victimes collatérales, bref une histoire dans laquelle tous sont coupables mais où tous ne sont pas également frappés, certains s’arrangeant toujours échapper au désastre. Même si ce n’est pas l’objet d’une critique théâtrale d’entrer dans une telle question, la culpabilité de tous est bien posée, en effet, dans cette pièce qu’on hésite à considérer comme un spectacle. Tous coupables, ou presque, nous y compris, puisque nous savons tout des dangers de l’atome et que nous ne faisons rien, ou rien de suffisamment efficace, pour exiger et obtenir de nos gouvernants le démantèlement des arsenaux nucléaires et des centrales. Face aux lobbies nucléaire, militaire les citoyens – nous-mêmes donc (sauf exception) – se déclarent impuissants et laissent faire, quitte (pour les survivants) à verser des larmes de crocodiles quand il est trop tard. Après Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima, quelle catastrophe à venir que nous pourrions éviter ?
Cette leçon de civisme mise à part, la pièce est avant tout une évocation des conséquences de l’explosion de la centrale de Tchernobyl à travers les témoignages des survivants rassemblés dans deux ouvrages, La supplication. Tchernobyl – chronique du monde après l’apocalypse de Svetlana Alexievitch et Tchernobyl forever d’Alain Gilles Bastide, deux ouvrages politiques puisqu’ils traitent d’un sujet qui concerne tous les citoyens, de quelque pays qu’ils soient en l’occurrence, et les appellent à se mobiliser pour prévenir de nouveaux drames. L’intention de la pièce, titrée comme le livre d’A.-G. Bastide, est elle aussi politique.
L’absence d’efficacité de la dénonciation en politique peut souvent s’expliquer par l’absence d’alternative claire. Les Martiniquais peuvent bien dénoncer la pwofitasyon, par exemple, ou les Européens le néolibéralisme, cela ne peut pas tirer à conséquence tant que l’on ne sait pas trop par quoi les remplacer. Même si elle demeure un fait, l’inefficacité du discours contestataire se comprend plus difficilement quand la solution est évidente : en l’occurrence, comme indiqué plus haut, la « dénucléarisation », c’est-à-dire le recours à d’autres sources d’énergie et, puisque l’on n’en est pas à abolir toute guerre, à des armes moins destructrices.
Comme toute pièce militante Tchernobyl forever n’aboutira pas à grand-chose de plus qu’à émouvoir les spectateurs et peut-être à convaincre une poignée d’entre eux à s’engager. Stéphanie Loïk, à la mise en scène, et ses trois comédiens (deux comédiennes, Aurore James et Elsa Ritter, et un comédien, Vladimir Barbera) ont tenu et réussi le pari de nous captiver du début à la fin sans jamais déroger aux figures posées dès le départ. Le texte le plus souvent réparti en brèves séquences entre les trois interprètes, parfois dit à l’unisson, avec quelques chants (en russe) a capella, l’intervention sporadique d’une bande son diffusant une musique sentimentale (et russe encore), un travail discret sur les lumières en l’absence de tout décor. Idem pour la gestuelle stéréotypée qui reste la même de bout en bout. On aurait pu croire que les déplacements décomposés, semblables à ce que certains robots vaguement humanoïdes sont capables d’effectuer de nos jours, ces mouvements toujours les mêmes des bras avec la main tendue, finiraient par lasser. Or il n’en est rien, on reste fasciné jusqu’au noir final.
Le texte est suffisamment fort, il est vrai, pour passer sans artifice et l’on ne manque pas de s’interroger : une telle « mécanique » est-elle véritablement un plus, sur le plan simplement formel ? Question qui restera sans réponse tant qu’on n’aura pas assisté à une mise en scène plus « naturelle » du même texte. Autre question : quel sens la metteuse en scène a-t-elle voulu donner à ses robots humains ? A-t-elle voulu souligner ainsi ce sur quoi nous avons insisté jusqu’ici, sur le constat de notre incapacité à nous comporter collectivement (au plan individuel, ce serait également à voir) comme des individus libres et responsables, que nous nous laissons guider comme des machines par des « colosses » (ici le « complexe militaro-industriel ») qui ne tiennent pourtant debout que parce que nous n’osons pas donner la poussée suffisante pour les faire tomber ?
Faute de pouvoir également répondre à cette question, on ajoutera simplement que, loin de retomber à force de jouer toujours sur le même registre, la tension monte au contraire avant la fin, lorsqu’est évoqué le sort des enfants malformés du fait des radiations reçues par les parents, non seulement parce que le sujet est particulièrement poignant mais encore parce que la diction des comédiens, toujours impeccable mais généralement neutre, se fait alors plus dramatique.
Pour finir, on ne peut que déplorer – mais sans doute ne serons-nous pas le seul dans ce cas – que l’assistance n’ait pas été plus nombreuse pour un spectacle d’une telle qualité, aussi rare.
En tournée à Tropiques Atrium le 18 mars 2016.