— par Janine Bailly —
Amphithéâtre plein au lycée de Bellevue, et salle du Grand Carbet au Parc Culturel pleine aussi comme un œuf pour recevoir ainsi qu’il se devait Ta-Nehisi Coates, un journaliste-écrivain qui aujourd’hui s’affirme comme une des grandes voix afro-américaines des États-Unis.
Invité par la municipalité de Fort-de-France, Ta-Nehisi Coates découvrait en compagnie de son épouse l’île de la Martinique, lui qui n’a pu se rendre à Paris que tardivement il y a quelques années, lui qui ne connaît aucune autre île des Antilles, et qui jamais n’eut l’opportunité de se rendre en Afrique, les ressources à sa disposition n’étant en rien comparables aux nôtres, ou à celles des écrivains blancs de son pays !
Le public, souriant et chaleureux, visiblement conscient du privilège qui lui était offert, très tôt dans la soirée se pressait sous une pluie fine aux portes du Grand Carbet pour voir et entendre un des intellectuels qui, en dépit de certaines contestations, s’affirme comme un des plus influents penseurs de l’Amérique contemporaine. Et ce public tous âges confondus sut pendant plus de deux heures prêter une oreille attentive à la conversation initiée par deux intervenants universitaires particulièrement compétents en raison de leurs domaines de recherches, Steve Gadet et Audrey Célestine.
Embouteillage oblige au niveau de la Levée, provoqué par l’événement, celui qu’on attendait arriva avec quelque retard, mais le ton déjà était donné par le groupe Bèlè des ateliers du Sermac, qui nous offrit un aperçu de ses talents, en harmonie avec la pensée de Ta-Nehisi Coates pour qui la musique est le lien qui se tisse entre les hommes. Après cependant que Monsieur le Maire Didier Laguerre eut dit combien il était important que de telles rencontres aient lieu, combien il était essentiel de continuer les luttes pour la justice et l’égalité, combien il fallait connaître sa propre histoire, et reconnaître le propre passé esclavagiste et colonialiste de son île. En ce lieu hautement symbolique, il a pour cela évoqué Césaire, Fanon, Glissant, qui tous nous ont « permis de redresser la tête ».
Un passé, affirme Ta-Nehisi Coates, dont les traces sont toujours visibles dans les esprits de ceux qui en furent ou en sont les victimes, que cela soit là-bas chez lui, ou ici chez nous. Car si nos chemins sont parallèles sans être tout à fait semblables, nos deux histoires ont cela de commun qu’elles se réfèrent à la domination d’un peuple par un autre, d’une race par une autre, d’une couleur par une autre, mais « c’est le racisme qui a inventé la notion de race ». Ce racisme au quotidien, « il n’est pas seulement dans les décisions politiques, il est aussi dans la façon dont on se voit, ses lèvres charnues, ses cheveux crépus, son nez… », et l’on pense alors à ce portrait du Vieux Noir dans le métro parisien que traçait si justement Aimé Césaire.
Ta-Nehisi Coates a séduit le public par sa compétence, son engagement indéfectible à la cause de son peuple et son ouverture au reste du monde, par la clarté de son discours, mais aussi par sa modestie et son humanité. Il a rappelé, évoquant en filigrane les problèmes d’une jeunesse en déshérence, que lui avait eu la chance que ses parents soient présents, que la maison soit emplie de livres, car « il y en avait partout, dans la cuisine, dans la salle de bains… », et ce sont bien ces livres qui ont plus que l’école contribué à son éducation. Maintenant père à son tour, Ta-Nehisi lutte pour que l’avenir de son fils soit souriant, dans un monde plus équitable. Il écrit aussi pour lui dire que tout ne sera pas facile, qu’il lui faudra bien continuer le combat initié, et que reste crucial le problème des réparations !
Puisque c’est la parution de son dernier ouvrage, Huit ans au Pouvoir, une tragédie américaine, édité cette année à Présences Africaines, qui nous a valu sa visite, il faut évoquer la façon dont il appréhende la présidence de Barack Obama. Mais en cela son discours est complexe, d’ailleurs contesté par son “rival” Cornel West au prétexte que son « fétichisme pour le suprématisme blanc, érigé en pouvoir tout-puissant, magique et immarcescible », empêcherait Ta-Nehisi Coates de se livrer à un examen critique du bilan de cette présidence. Empressons-nous donc de lire Huit ans au Pouvoir, ne serait-ce que pour bien faire nôtre la phrase symbolique sur laquelle il lui fut demandé dans le public de s’expliquer : « Donald Trump est le premier président blanc des États-Unis », en ce sens fut-il répondu que la notion de président blanc « ne peut exister que s’il y a d’abord eu un président noir ».
N.B : Huit ans au pouvoir, une tragédie américaine fait suite à trois ouvrages traduits en français : Une colère noire, Lettre à mon fils (2015) — dont il n’aime guère le titre imposé par les éditeurs —, Le Grand Combat (2017), qui lui valut d’être internationalement connu, et Le Procès de l’Amérique, plaidoyer pour une réparation (2017, préface de Christiane Taubira).
Fort de France, le 20 octobre 2018
Photo Paul Chéneau