— Par Roland Sabra —
L’ensemble du plateau est noir et nu. Au sol un vaste carré de contreplaqué aux couleurs bondes rehausse, ce qui sera l’espace de jeu des comédiennes. Les comédiennes ? Elles sont trois assises en fond de scène sur des tabourets de bar tournant le dos au public. Elles aussi tout de noir vêtues à l’exception de l’une d’entre elles qui porte un chemisier rouge orangé. Trois pour une seule voix. Une voix oubliée sous les décombres de l’histoire, sous les échafaudages de la construction d’un mythe enraciné dans le réel d’un monde en lutte pour la reconnaissance d’une identité. Cette voix à l’entendre nul ne restera intact. On avait lu ce qu’elle disait mais on ne l’avait pas entendue. Cette voix c’était celle de Suzanne Roussi. Elle avait éblouit André Breton, André Masson, Wifredo Lam et un certain Aimé Césaire qu’elle avait épousé quelques années auparavant à la mairie du 14ème arrondissement à Paris dans un tailleur rouge de laïcité affichée. C’est avec lui et quelques autres, professeurs au lycée Schoelcher pour la plupart, qu’ils fondent en avril 1941 la revue littéraire Tropiques. Les textes de Suzanne Roussi Césaire sont regroupés dans un recueil qui porte le nom du dernier essai écrit en 1945, « Le grand camouflage ». Camouflage ? « Ensemble des dispositifs qui permettent à un animal ou à une plante de se rendre indiscernable de son milieu. » (Larousse). « Si mes Antilles sont si belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi, c’est qu’il fait certes trop beau, ce jour là, pour y voir. » ( Suzanne Roussi Césaire).
Dans l’ensemble des textes proposés par Daniel Maximin pour une adaptation théâtrale, Hassane Kassi Kouyaté a bouleversé l’ordre de présentation retenu et a choisi de commencer par le dernier, Le grand camouflage ( 1945), suivi de Malaise d’une civilisation ( avril 1942), puis de Misère d’une poésie ( janvier 1942) qui précède Le surréalisme et nous, (octobre 1943). Le choix est plutôt bien vu. Il suit le fil logique d’une présentation d’abord générale de la Martinique, « Il y a plaquées contre les îles, les belles lame vertes de l’eau et du silence. Il y a la pureté du sel autour des Caraïbes. Il y a mon île , la Martinique et son frais collier de nuages soufflés par la Pélée. ». Puis vient une interrogation « sur la vie de cette ile qui est notre » « L’urgence de ce problème culturel n’échappe qu’à ceux qui sont décidés à se boucher les yeux pour ne pas être dérangés d’une artificielle quiétude : à tout prix, fût-ce au prix de la bêtise et de la mort ». Suffocante l’ensemble de la charge est d’une telle force qu’ un appel d’air nécessaire est offert sur le mode d’une critique certes cinglante mais ironique et drôle du doudouisme. « Tous les bardes martiniquais. Du talent ? Bien sûr pour les gens que ça intéresse. Mais quelle pitié ! » « C’est gentil. C’est léché. De la littérature ? Oui. Littérature de hamac. Littérature de sucre et de vanille. Tourisme littéraire. Guide bleu et Compagnie Générale Transatlantique. Poésie, non pas. » « Le petit bourgeois martiniquais ne peut pas faire un roman pour la raison bien simple qu’il est un personnage de roman. » Et toujours derrière l’humour plus ou moins assassin se retrouve l’appel et l’annonce d’un autre monde, d’une autre poésie. « La poésie martiniquaise sera cannibale. Ou ne sera pas. Elle sera. Elle est. » Au manifeste succède un jeu surréaliste pour de nouveau sourire et rire un peu avant la terrible lettre du lieutenant de vaisseau Bayle qui annonce l’interdiction de Tropiques et la cinglante réponse de Suzanne Roussi Césaire, pour le comité de rédaction de la revue au censeur vichyste. La lettre, cosignée par le comité de rédaction de Tropiques, est d’une insolence rare et magnifique. On reste pantois devant la prise de risque insensée que représentait cette adresse aux représentants du pouvoir pétainiste. Il y a chez Suzanne Roussi Césaire, cette Panthère noire, comme la surnommeront, plus tard ses élèves de la banlieue parisienne quelque chose d’Antigone.
Un dernier « Retour sur nous-mêmes » ( octobre 1943 ) : « Il s’agira de transcender les sordides antinomies actuelle : blancs-noirs, européens-africains, civilisés-sauvages : retrouvée enfin la puissance magique des mahoulis, puisée à même les sources vives. » La pièce se termine par un poème d’Aimé Césaire de 1941 : « Fenêtres du marécage fleurissez ah! fleurissez / sur le coi de la nuit pour Suzanne Césaire / Amie nous gonflerons nos voiles océanes / vers l’élan perdu des pampas et des pierres / et nous chanterons aux basses eaux inépuisablement la chanson de l’aurore.«
Outre le choix de l’ordre des textes et les coupes qui devaient être faites pour qu’une dramaturgie émerge, qu’une théâtralisation soit possible et réussie avec brio il y a de façon plus générale un travail de mise en scène remarquable. Le milieu intellectuel des années trente dans lequel évoluaient ces géants de la littérature antillaise est suggérée de deux façons. D’abord par l’accompagnement musical jazzy avec Duke Ellington comme morceau de roi et Jenny Alpha au chant en princesse des Antilles. Et puis il y a cette table et ces trois tabourets de bar extraits d’une boite de jazz dans laquelle trois femmes, non accompagnées, sans chaperon, figures d’un féminisme assurément assumé, devisent, parlent et analysent en toute liberté. L’avers d’une telle option est verser dans l’entre-soi, dans la réunion d’amies convaincues par avance de ce qu’elles vont dire, d’oublier que les textes étaient adressés à un public si peu nombreux fût-il à l’époque. Le revers est dans le risque de passer sous silence la dimension poétique et littéraire de l’œuvre au profit d’une lecture qui la réduirait à son aspect politique sous la forme d’un tract jeté à la face du public. C’est ainsi qu’au moment du passage que l’on pourrait appeler « Les ombres » ou « Laissez passer la poésie » très incisif, brûlant comme de l’acide, au cours duquel la petite bourgeoisie martiiquaise est directement prise à partie, les comédiennes s’adressent aux ombres des coulisses et non directement à la salle. Volonté louable de ne pas agresser le spectateur. Et ou mais, le propos s’en trouve adouci, atténué. La direction d’acteur participe grandement à la réussite de ce travail. Jamais l’ego des comédiennes ne vient parasiter le texte de telle sorte que jamais l’écho d’un propos ne puisse être attribué à une autre personne que Suzanne Roussi Césaire. Les trois voix n’en sont qu’une qui restituent ainsi le dialogue intérieur de l’écrivaine avec ses questionnements, ses doutes, ses certitudes. Peu de déplacements sur la scène avec quelques pas de danse et deux ou trois fredaines pour signifier une femme de chair, de sang, de désir qui aimait danser et chanter.
Des comédiennes, dont on saluera la sagesse dans le renoncement à vouloir incarner la beauté extravagante et solaire de Suzanne Roussi Césaire, Selim Lander écrit dans Madinin’Art qu’elles sont « de feu, flamme, braise et cendre (Astrid Bayiha, Nicole Dogué et Martine Maximin) ». On souscrira volontiers à ces qualificatifs et à l’ordre d’énonciation qui les affectent…
Ce travail d’une très grande qualité, promis à un bel avenir et que l’on pourra voir et revoir cet été en Avignon au festival est un de ces moments somme toute assez rares dans une vie d’amateur de théâtre où l’émotion submerge et laisse sans voix.
Paris, le 21/12/2015
R.S.
Suzanne Césaire. Fontaine solaire
Avec Astrid Bayiha, Nicole Dogué & Martine Maximin
Adaptation de Daniel Maximin
Mise en scène Hassane Kassi Kouyaté
Production : Tropiques Atrium
Assistante à la mise en scène; Astrid Mercier
Création Lunmière; Cyril Mulon
Univers Sonore: Serge Béraud
Costumes: Anuncia Blas
Les 11 & 12 décembre 2015 au Tropiques-Atrium de Fort-de-France
Photo de http://www.theatremartinique.com