Survivance et modélisation de la cleptocratie au Fonds national de l’éducation en Haïti

Lettre ouverte à l’Unité de lutte contre la corruption

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

« La ’’cleptocratie’’ désigne l’action des gouvernants qui pillent, détournent et volent, sans sourciller et impunément, les biens de l’État ou les deniers publics » (Adja François Assemien, « Les dangers de la République : politologie salvatrice », Éditions Afro-Star, 2005)

M. Hans Jacques Ludwig Joseph
Directeur général
Unité de lutte contre la corruption (ULCC)
13, rue Sapotille
Port-au-Prince
Haïti

Montréal, le 6 septembre 2024.

OBJET : État des lieux, à l’ULCC, du dossier de la corruption au Fonds national de l’éducation au regard des poursuites judiciaires à venir.

Monsieur le Directeur général,

Je suis particulièrement ravi que l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) ait récemment entrepris –dans le contexte particulier du vingtième anniversaire de son combat citoyen contre la corruption en Haïti–, de « fournir à la Justice haïtienne 7 rapports d’enquêtes finalisés mettant en évidence des infractions bien identifiées et rigoureusement documentées pour détournement de biens publics, enrichissement illicite, blanchiment du produit du crime, concussion, abus de fonction, délit d’initié et prise illégale d’intérêt (…) » couvrant la somme de 614 millions de Gourdes. « L’ULCC recommande des poursuites judiciaires contre tous les anciens hauts fonctionnaires et cadres de l’administration publique accusés dans ces rapports » (voir l’article « Haïti – Justice : L’ULCC remet 7 rapports représentant 614 millions HTG de perte pour l’État » (Haïti libre, 4 septembre 2024).

L’action que mène l’ULCC, conformément au mandat que lui a confié le législateur dans le « Décret portant création de l’Unité de lutte contre la corruption » du 8 septembre 2004, revêt une importance capitale dans l’édification d’un État de droit en Haïti : je la salue hautement et je me réjouis que cette action soit de plus en plus reconnue et appuyée par les institutions de la société civile haïtienne. Il appartient désormais au ministère de la Justice de donner suite avec célérité, conformément aux lois haïtiennes en vigueur, aux recommandations contenues dans les différents rapports d’enquête de l’ULCC.

Dans le domaine de l’éducation, j’ai noté avec le meilleur intérêt qu’en conformité avec son mandat « Des agents de l’Unité de lutte contre la corruption, de concert avec des investigateurs numériques, ont effectué une descente, le mardi 4 juin 2024, aux bureaux du Fonds national de l’éducation (FNE). Lors de la perquisition, des documents essentiels et des données numériques ont été saisis en vue de la poursuite d’une enquête en cours sur d’éventuels faits de corruption signalés dans la gestion de cette institution publique, selon l’ULCC » (voir l’article « L’ULCC perquisitionne les bureaux du FNE », Le Nouvelliste, 5 juin 2024).

Linguiste-terminologue spécialiste de l’aménagement linguistique et autrefois enseignant à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, je m’intéresse de près à différents aspects du secteur de l’éducation en Haïti, notamment sa gouvernance, son financement, la qualification des enseignants ainsi qu’au volet de l’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français, dans le système éducatif national.

Un tel intérêt pour l’éducation en Haïti m’a valu de publier plusieurs livres et de nombreux articles traitant de l’aménagement linguistique, des droits linguistiques, du bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti, de la lexicographie créole, de la didactique et de la didactisation du créole. Ainsi, en 2021, j’ai conceptualisé, coordonné et co-écrit de concert avec 15 spécialistes d’horizons divers et complémentaires le livre de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 381 pages).

Plus récemment j’ai publié, aux États-Unis, en France et en Martinique, quatre articles consacrés à la corruption au Fonds national de l’éducation : (1) « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 20 avril 2024) ; (2) « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 », (Madinin’Art, 3 mai 2024) ; (3) « La corruption dans le système éducatif national d’Haïti : l’Unité de lutte contre la corruption parviendra-t-elle à la démanteler ? » (Rezonòdwès, 28 juillet 2024), et (4) « Camouflage de la corruption au Fonds national de l’éducation d’Haïti sous le manteau d’une ritournelle publicitaire » (Madinin’Art, 4 septembre 2024).

Monsieur le Directeur général,

J’attire votre attention sur un éclairage factuel de premier plan contenu dans l’article « Camouflage de la corruption au Fonds national de l’éducation d’Haïti sous le manteau d’une ritournelle publicitaire » (Madinin’Art, 4 septembre 2024). Cet éclairage factuel se résume comme suit :

  1. La diaspora haïtienne est le pourvoyeur financier exclusif du mécanisme de collecte de fonds de l’étranger vers Haïti connu sous le nom légal de Fonds national de l’éducation. Ce fonds « (…) est financé majoritairement par le prélèvement de 0,05 dollar sur les appels internationaux entrants et de 1,5 dollar prélevé sur chaque transfert international de fonds » (source : ONU Info, 14 juin 2011). Toutefois, bien qu’il soit doté d’un cadre légal depuis 2017, le FNE n’est pas inscrit au budget de la République d’Haïti et n’est pas de ce fait soumis au contrôle du Parlement : il ne rend compte qu’au pouvoir politique du PHTK.

  1. Alors même que les transferts d’argent de la diaspora haïtienne au bénéfice des familles en Haïti sont évalués à 1.65 milliard de dollars pour l’année 2006 selon une enquête de la Banque interaméricaine de développement, alors même qu’il est attesté que ces transferts ont plus que doublé entre 2006 et 2024, la diaspora haïtienne ne dispose d’aucun droit légal à siéger au Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation. Cette absence de représentativité de la diaspora haïtienne au Conseil d’administration du FNE perdure bien que les transferts vers Haïti « (…) sont désormais, de loin, la principale source de devises du pays, soit 3,6 fois la valeur des exportations, 10 fois celle des flux d’aide au développement et 37 fois le montant des investissements directs étrangers » (voir l’étude de Dudley Augustin et Carl-Henry Prophète, Direction Monnaie et analyse économique, Banque de la République d’Haïti : « Transferts de la diaspora et taux de change réel : le cas d’Haïti » – Novembre 2019).

  1. Du début de ses opérations en 2011 jusqu’à septembre 2024, le Fonds national de l’éducation n’a publié aucun document officiel consignant :

(a) le montant cumulé de toutes les sommes qu’il a reçues de la BRH et du CONATEL entre 2011 et 2024 ;

(b) l’identification de toutes les sommes qu’il a décaissées entre 2011 et 2024 assortie des preuves comptables de ces décaissements ;

(c) l’identification de toutes les actions menées par le FNE entre 2011 et 2024 par secteur d’activités (dotation d’équipements scolaires, financement de projets éducatifs, infrastructures scolaires, etc.) assortie d’un rapport d’audit comptable réalisé par la Cour supérieure des comptes et couvrant la totalité des actions menées par le FNE entre 2011 et 2024 ;

(d) le cahier des charges dans lequel sont édictés les critères et les règles d’appel d’offre et de passation des contrats de prestation de services divers entre le FNE et les sous-traitants et couvrant la totalité des actions menées par le FNE entre 2011 et 2024 ;

(e) l’évaluation professionnelle, administrative et financière de l’ensemble des activités du FNE par son ministère de tutelle, l’Éducation nationale, entre 2011 et 2024 conformément à la Loi du 17 août 2017 (chapitre II, article 5).

  1. De l’entrée en vigueur de la Loi du 17 août 2017 jusqu’à septembre 2024, le Fonds national de l’éducation n’a publié aucun document officiel attestant le respect des obligations découlant du chapitre 2 (article 10(o) de la Section I) de cette loi qui dispose que le « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ».

Monsieur le Directeur général,

Le chapitre I de la Loi du 17 août 2017 dispose à l’article 2 que « Le FNE est placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale (…) » ; à la Section I, article 6-b et article 7, il est précisé que le ministre de l’Éducation nationale est le Président du Conseil d’administration du FNE, tandis que le ministre des Finances en est le vice-Président. J’attire votre attention sur le fait que deux ex-ministres du PHTK, conformément à la Section I, article 6-b et article 7 de la Loi du 17 août 2017, ont occupé le poste de Président du Conseil d’administration du FNE : Nesmy Manigat, et de vice-Président du Conseil d’administration du FNE : Patrick Boisvert.

Il est attesté que durant leur mandature à la direction du Conseil d’administration du FNE, Nesmy Manigat et Patrick Boisvert ne se sont pas soumis au respect des obligations découlant du chapitre 2 (article 10(o) de la Section I) de cette loi qui dispose que le « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». Ils ne se sont pas non plus soumis aux obligations consignées dans le Décret du 17 mai 2005 « portant organisation de l’administration centrale de l’État » qui stipule, en son article 148, que le contrôle financier de toutes les administrations de l’État et des organismes autonomes est exercé par la Cour supérieure des comptes.

Suite à la perquisition effectuée par l’ULCC le 4 juin 2024 dans les bureaux du Fonds national de l’éducation, la société civile haïtienne, les enseignants et leurs associations, les parents d’élèves et leurs associations désirent être informés, dans les meilleurs délais, de l’état des lieux, à l’ULCC, du dossier de la corruption au Fonds national de l’éducation dans la perspective des poursuites judiciaires à venir. À cet égard, il est nécessaire et urgent que l’Unité de lutte contre la corruption communique publiquement au cours des prochains jours et informe adéquatement sur

  1. les résultats de la perquisition du 4 juin 2024 : l’ULCC a-t-elle obtenu des preuves additionnelles de corruption au FNE ? Si oui, quelles sont-elles ? ;

  1. l’ensemble des preuves de corruption au FNE obtenues au fil des enquêtes menées par l’ULCC : quelles est la nature des infractions constatées (détournement de fonds, projets bidon et fausses factures, enrichissement illicite, blanchiment du produit du crime, concussion, abus de fonction, délit d’initié et prise illégale d’intérêt) ? ;

  1. la date du dépôt des recommandations relatives aux poursuites judiciaires à venir à l’encontre du Fonds national de l’éducation et à l’encontre des récents Président et vice-Président du Conseil d’administration du FNE, Nesmy Manigat et Patrick Boisvert.

Monsieur le Directeur général,

Conformément à la Section I, article 6-b et article 7 de la Loi du 17 août 2017, les ministres Augustin Antoine (Éducation nationale) et Dominique Dupuy (Affaires étrangères) occupent depuis leur récente nomination au gouvernement de Gary Conille le 12 juin 2024 les postes de Président et vice-Président du Conseil d’administration du FNE. La nouvelle ministre des Finances Ketleen Florestal en fait également partie. Ces trois ministres ont hérité d’une responsabilité majeure au Conseil d’administration du FNE, institution d’État gangrénée par la corruption, alors même que les faits de corruption au FNE ont précédé leur arrivée au gouvernement de Gary Conille. Mais selon la Loi du 17 août 2017 et selon le Décret du 17 mai 2005, ces trois ministres ont aujourd’hui l’obligation de rendre compte de la gestion administrative et financière du Fonds national de l’éducation. Il est donc absolument nécessaire que le Président du Conseil d’administration du FNE, le ministre Augustin Antoine, convoque une réunion spéciale statutaire de ce Conseil en vue d’établir un état des lieux actualisé de tous les aspects de la gestion administrative et financière du FNE. Dans le prolongement de la visite effectuée au FNE par le ministre de l’Éducation nationale lundi 17 juin 2024, il est absolument nécessaire que le ministre Augustin Antoine présente sa propre analyse, son propre état des lieux de la gestion administrative et financière du FNE et informe le public des décisions qu’il a prises ou qu’il entend prendre à ce sujet. Cela permettra de savoir, entre autres, si le FNE depuis lors a poursuivi ses activités « comme à l’ordinaire »…

Il est hautement souhaitable et tout à fait indiqué que l’ULCC –conformément à son mandat et en fonction des preuves de corruption au FNE qu’elle a accumulées jusqu’à présent–, invite sans délai les ministres membres du Conseil d’administration du FNE Augustin Antoine (Éducation nationale), Dominique Dupuy (Affaires étrangères) et Ketleen Florestal (Finances) à prendre des mesures administratives d’application immédiate. Ces mesures devraient impérativement viser :

(1) la suspension immédiate de toutes les activités du Fonds national de l’éducation au moyen d’un décret transitionnel ;

(2) la mise sur pied d’un mécanisme rigoureux de contrôle de toutes les opérations de collecte de fonds en cours par le CONATEL et la Banque de la République d’Haïti et destinés au FNE ;

(3) le « gel » immédiat, le placement sur un compte en fidéicommis de toutes les sommes résiduelles et non encore décaissées destinées au FNE et rassemblées par le CONATEL et la Banque de la République d’Haïti ;

(4) la mise en route immédiate par la Cour supérieure des comptes d’un audit comptable et administratif de toutes les activités du FNE de 2011 à 2017 et de 2017 à 2024. Cet audit pourrait être précédé de la publication d’un document d’étape intitulé « compilation » dans la terminologie spécialisée de la comptabilité.

NOTE / L’Ordre des comptables professionnels agréés du Canada a mis en ligne un document de référence intitulé « Les CPA et les états financiers ». Ce document établit la différence existant entre « une mission de compilation, une mission d’examen et une mission d’audit ». Selon cette classification, « La « compilation » consiste à compiler les états financiers d’une entité à partir des informations dont elle dispose sans fournir une quelconque forme d’assurance à l’égard de ces états ». Dans le dossier du Fonds national de l’éducation, l’ULCC pourrait recommander aux trois ministres membres de son Conseil d’administration la publication d’un document d’étape, la « compilation » comptable, et elle précéderait l’audit comptable et administratif de toutes les activités du FNE de 2011 à 2017 et de 2017 à 2024 par la Cour supérieure des comptes.

J’attire votre attention, Monsieur le Directeur général, sur le fait qu’il serait improductif et irréaliste de taire la dimension politique des mesures administratives d’application immédiate que j’évoque. Car cet ensemble de mesures administratives d’application immédiate pourraient traduire dans des actes identifiables et mesurables la mise en œuvre des préconisations du Premier ministre Gary Conille relativement à la lutte contre la corruption dans l’Administration publique haïtienne. Gary Conille est-il crédible dans ce domaine ? Va-t-il vouloir appuyer par des décisions mesurables la lutte contre la corruption au Fonds national de l’éducation ? Quelle est d’ailleurs sa vision de la lutte contre la corruption dans l’Administration publique haïtienne ? « Le Premier ministre Dr Garry Conille veut lutter contre la corruption dans l’Administration publique » : tel est le titre d’un article daté du 20 juin 2024 et consigné sur le site officiel de la Primature. En voici un extrait : « Le Premier ministre Dr Garry Conille a donné une conférence de presse pour annoncer des mesures structurelles afin d’assainir les institutions de l’État, lutter contre la corruption et l’impunité dans l’Administration publique haïtienne. Lors de cette conférence de presse, le Premier ministre, Dr. Garry Conille, s’est montré tranchant sur la question de la corruption qui gangrène l’Administration publique haïtienne. « Tolérance zéro », a-t-il lancé lors de cette conférence de presse à la Résidence officielle. Le chef du gouvernement a affirmé qu’il va prendre immédiatement une série de dispositions en vue d’éradiquer le phénomène de la corruption au sein de l’Administration publique haïtienne. Une décision qui fait suite à une importante rencontre avec des experts nationaux, des cadres de la fonction publique, en matière de gestions efficaces et de bonne gouvernance dans le pays et surtout de lutte contre la corruption ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO] Du 20 juin 2024 au 6 septembre 2024 (date de la rédaction finale de la présente lettre ouverte), l’annonce de Gary Conille relative à l’adoption d’« une série de dispositions en vue d’éradiquer le phénomène de la corruption au sein de l’Administration publique haïtienne » est restée lettre morteL’état d’urgence décrété par le gouvernement de Gary Conille le 17 juillet 2024 dans 14 communes sous contrôle des gangs dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite n’a à aucun moment donné lieu à un… état d’urgence à l’échelle nationale en vue de lutter efficacement contre la corruption et l’impunité…

Toutefois, par-delà la dimension politique des mesures administratives d’application immédiate que j’évoque, la dimension juridique demeure centrale puisque c’est la législation haïtienne elle-même qui ouvre la voie à la corruption. En effet, et comme c’est le cas avec la Loi du 17 août 2017, lorsqu’un texte juridique (décret, décret-loi) dispose que des ministres en poste sont également membres du Conseil d’administration des organismes placés sous la tutelle de leurs ministères, il y a immanquablement conflit d’intérêt. Et tel que précisé par les juristes haïtiens auxquels je me suis adressé, les ministres membres des Conseils d’administration des organismes sous tutelle de leur ministère sont de facto juges et partie, et sur le plan de la gouvernance cette double appartenance légitime et alimente une sous-culture de la corruption : elle génère des conflits d’intérêt, de la concussion et toutes sortes de malversations, y compris le maquillage systématique et l’invisibilisation des détournements de fonds.

J’attire votre attention, Monsieur le Directeur général, sur le fait que nous sommes en présence d’un complexe conflit d’intérêt lorsqu’un ministre est membre du Conseil d’administration d’une entité placée sous la tutelle de son ministère. Et pour bien comprendre de quelle manière ce conflit est structuré et couvert par la loi, j’ai fait appel à l’expertise de plusieurs juristes haïtiens oeuvrant en Haïti. Voici, sur les plans juridique et administratif, le diagnostic qu’ils m’ont acheminé par courriel : « Cet attelage correspond malheureusement à une culture administrative et politique et à la légalité, mais avec plein d’effets pernicieux.  C’est un héritage d’une conception duvalierienne de l’Administration publique (Loi du 6 septembre 1982) maintenue par le Décret du 17 mai 2005 sur l’administration centrale de l’État (article 123). Il est anormal qu’un organisme autonome ait un Conseil d’administration présidé par son ministre de tutelle. Ce ministre exerce donc des compétences de tutelle sur lui-même et ses collègues. De tels organismes autonomes ne sont donc pas… autonomes !  Par contre, de rares organismes autonomes ont une structure plus acceptable. La BRH par exemple a un Conseil d’administration dont le ministre des Finances n’est que le président d’honneur, l’UCREF n’a plus de ministre comme président de son Conseil d’administration. L’organisation du FNE comme celui du BMPAD sont des exemples de ce qu’il y a de pire : un Conseil d’administration composé de nombreux ministres ! En général, ce type de Conseil ne se réunit jamais ». 

Les sommes engrangées par la BRH et le CONATEL pour le compte du Fonds national de l’éducation de 2011 à 2024 sont colossales alors même que l’on ne dispose toujours pas de statistiques exhaustives à leur sujet. Permettez-moi toutefois de rappeler, Monsieur le Directeur général, que l’économiste et historien Leslie Péan est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur « l’économie politique de la corruption ». Il est également l’auteur de l’article « Corruption et crise financière aux temps du choléra haïtien (2 de 3) » publié sur le site alainet.org, 18 juin 2015. Dans ce texte d’une grande amplitude analytique, Leslie Péan expose que « Le pillage systématique des deniers publics a également touché le secteur de l’éducation avec le détournement des fonds estimés à 100 millions de dollars l’an, collectés à partir d’une taxe de 5 centimes (0.05 $) sur chaque appel téléphonique entrant et 1.50 $US sur chaque transfert monétaire ».

Monsieur le Directeur général, comme vous le savez déjà le Fonds national de l’éducation et le PSUGO sont deux systèmes de corruption solidement implantés dans le système éducatif haïtien et comme tel ils ont été dénoncés et combattus par les enseignants et par diverses instances de la société civile haïtienne. Ainsi en est-il de la FJKL (Fondasyon je klere) qi est une institution haïtienne –connue pour sa rectitude et la rigueur de ses analyses–, et dont la mission consiste à « Promouvoir la défense et la protection des droits humains en Haïti ». Le 14 mars 2022, elle a diffusé un rapport en 46 points intitulé « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) : detournement de fonds publics ? La CSC/CA finira-t-elle par décider dans ce dossier d’une technicité qui tranche avec la routine ? » Dans ce rapport, la FJKL estime que « Le dossier du PSUGO est l’un des dossiers sur lesquels la population souhaite qu’une décision de justice soit prise, précisément sur la gestion de ces fonds. La CSCCA [Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif] doit se prononcer, dans le meilleur délai possible, pour qu’un début d’éclaircissement y soit apporté, prenant ainsi en compte les attentes légitimes de tout le pays et de la diaspora haïtienne fortement concernée dans ces prélèvements pour le compte du PSUGO. »

Ce rappel donne une perspective majeure au propos de la présente lettre ouverte : elle aurait pu être adressée à l’ULCC par chacun des parents des 3 millions d’élèves actuellement scolarisés dans nos écoles à travers le pays ; elle aurait pu être adressée à l’ULCC par chacun des 150 000 enseignants oeuvrant dans nos écoles ou par leurs associations professionnelles et qui entendent contribuer à une éducation de qualité au profit de tous les élèves haïtiens. En réalité, mon propos cible un sujet majeur de société, la corruption dans le système éducatif national et singulièrement la corruption au Fonds national de l’éducation qui a conduit l’ULCC à effectuer une perquisition dans les locaux du FNE. La société civile haïtienne, les enseignants, les parents d’élèves et les directeurs d’écoles sont aujourd’hui à l’affut des conclusions finales et des recommandations de l’ULCC dans le dossier de la corruption au FNE. L’on peut raisonnablement anticiper qu’ils peuvent compter sur le professionnalisme dont a fait preuve l’ULCC avec constance, depuis vingt ans, dans le traitement objectif des dossiers de corruption en Haïti. Il appartient toutefois au ministère de la Justice de donner suite aux recommandations de l’ULCC et de traduire devant les tribunaux les responsables identifiés des diverses entreprises de corruption en Haïti.

Je demeure confiant, Monsieur le Directeur général, que vous accorderez la meilleure attention aux observations analytiques contenues dans la présente lettre ouverte et que vous donnerez suite aux obligations légales évoquées et qui relèvent du mandat de l’ULCC.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur général, l’assurance de ma haute considération.

Montréal, le 6 septembre 2024

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Copie conforme ( :

  1. Augustin Antoine, ministre de l’Éducation nationale

  2. Dominique Dupuy, ministre des Affaires étrangères

  3. Jean Ronald Joseph, directeur général, Fonds national de l’éducation

  4. Marie Nelta Féthière, présidente, Cour supérieure des comptes

et du contentieux administratif

  1. Fritz Deshommes, recteur, Université d’État d’Haïti

  2. Jacky Lumarque, recteur, Université Quisqueya

  3. Jean-Mary Louis, recteur, Université Notre-Dame d’Haïti

  4. Bernard Gousse, doyen, Faculté des sciences juridiques et politiques, Université Quisqueya

  5. Jacques Abraham, doyen, Faculté de droit et des sciences économiques, Université d’État d’Haïti

10. Rosy Auguste Ducena, présidente, « Ensemble contre la corruption »

11. Gary Conille, Premier ministre

  1. Nesmy Manigat, ex-ministre de l’Éducation nationale

  2. Patrick Boisvert, ex-ministre des Finances

  3. Renan Hédouville, protecteur, Office de la protection du citoyen

  4. Jacques Letang, président, Fédération des Barreaux d’Haïti

  5. Emmanuel Adjovi, représentant-résident de l’OIF en Haïti

17. Tatiana Villegas, représentante de l’UNESCO en Haïti

18. Jean-François Henrotte, président, Conférence internationale des Barreaux