Pourquoi donc les choses nous font elles signe en attente d’être nommées, écrites ? Le monde, en effet, est déjà une sorte d’écriture première qu’il nous appartient de déchiffrer.
— Par Philippe Charvein —
L’écriture est précisément ce qui relie les choses dans une sorte de totalité ; une manière de montrer en quoi leur juxtaposition est signifiante.
Dire l’humanité dans sa volonté d’être, d’exister, de surgir de l’informel et d’affirmer ainsi son identité et sa matérialité. Telle est la philosophie de cette exposition de Chantal Charron intitulée : « Surécriture ».
« Surécriture », en effet, évoquant cette nouvelle écriture dont la finalité, selon le vœu de l’artiste, est précisément de mettre en avant cette humanité – la nôtre – en quête d’elle-même ; en quête de sens… une humanité qui tisse et retisse en permanence les liens qui assurent son mouvement, son expansion et ses interrogations.
Médium incontournable dans la mise au jour de cette épopée humaine : le bogolan, ce textile naturel africain permettant à l’artiste peintre de restituer cette humanité en mouvement dans sa quête de sens ; une humanité saisie souvent dans son surgissement ; une humanité au contact des choses naturelles, ajoutant à cette réalité des significations nouvelles par le travail artistique.
Le terme « Surécriture » choisi par Chantal Charron, évoque aussi un métalangage ; comme si l’ « écriture » – elle-même » – réfléchissait aux nouvelles et multiples formes que pourrait prendre son expression graphique ; une expression graphique – sans cesse – mieux à même d’épouser le surgissement caractérisant l’être, l’humanité et que l’artiste se fait un devoir de restituer et célébrer.
L’exposition de Chantal Charron s’articule donc autour d’une exigence fondamentale : donner à voir cette « nouvelle » écriture qui, à l’instar d’un motif vestimentaire, vient se surimposer à une surface, à une réalité déjà présente, à ces hiéroglyphes que le monde nous présente. Une « nouvelle » écriture qui apporte – impose ? – sa charge signifiante ; nous invite à prendre la mesure d’une identité renouvelée ; à la hauteur d’une humanité qui n’a pas fini d’écrire son histoire, son épopée ; une humanité toujours en mouvement, toujours soucieuse de s’extraire de la glaise originelle (le bogolan signifiant au sens propre : « issu de la terre »).
Un élément donne d’emblée le ton de cette exposition : l’association, dans un même contenant, d’un morceau de ce tissu africain et du pinceau de l’artiste ; celui-là entourant celui-ci. Manière, pour Chantal Charron, d’illustrer d’emblée ce dialogue permanent entre le travail artistique et le médium ; le support incontournable d’une histoire à la fois personnelle et collective ; le support incontournable s’agissant des interrogations sur l’être, sa dignité en tant qu’être, son désir d’exister !
Sans multiplier les faits, nous pouvons relever des toiles aussi variées que « Fils et lignes de trame », « Écriture mémorielle », « Écriture circulaire », « Écriture tissée », « Écriture exposée » et « Au temps de l’écriture ». Toiles dont la particularité est de… « tisser » une humanité confrontée à des enjeux cruciaux ayant trait à sa survie, aussi bien physique que mémorielle. Ainsi la première toile que nous avons évoquée met-elle en évidence quatre formes fixant un même horizon et dont on devine qu’elles s’interrogent sur le défi inhérent à celui-ci : comment l’appréhender, le surmonter, lui donner sens ? Comment construire une « ligne de trame » signifiante, symbole de perspectives ? La présence de ces lignes de perspectives constituées de triangles fait bien ressortir justement cette quête de sens, de même que cette interrogation relative à la manière d’utiliser l’espace. S’agissant de ces lignes, force est de constater que la ligne horizontale (constituée de triangles noirs) illustre un horizon commun, un cheminement commun. La ligne verticale sur la gauche (constituée, pour sa part, de triangles roses) s’impose davantage comme une réalité virtuelle ; le cheminement qui reste à construire afin de gagner en épaisseur. Une épaisseur qui, malgré tout, reste dans l’ordre du possible dans la mesure où cette même ligne verticale épouse la verticalité dans laquelle sont déjà inscrites et saisies les quatre formes. Voilà qui traduit bien, chez Chantal Charron, cette exigence à ses yeux incontournable : restituer une humanité dans sa verticalité, prête à relever les défis imminents, à se nourrir d’une énergie renouvelée.
S’agissant des autres toiles que nous avons mentionnées, elles se rejoignent autour de cette écriture mystérieuse ; écriture des origines au contact de laquelle l’humanité se construit, se nourrit, prend de l’épaisseur.
Certains faits peuvent, à cet égard, être relevés. Ces trois bandes blanches, par exemple, sur la toile intitulée : « Écriture mémorielle ». Bandes où se trouve consignée l’histoire d’une société passée… la « mémoire » d’une humanité passée. La mémoire qui est aussi une totalité signifiante, conférant un sens implicite à des détails stockés dans le psychisme. Il est intéressant de noter que la forme la plus aboutie regarde – en même temps qu’elle s’en imprègne – un déroulé plus épais. Cette construction en strates se retrouve dans les toiles intitulées : « Écriture tissée » et « Écriture exposée ». Sur la première, aux allures de parchemin, nous remarquons des formes au premier plan, surimposées à des formes plus anciennes ; ces autres formes plus anciennes étant surimposées à des signes (des points) que l’on distingue à peine. Sur la deuxième, une sorte de… « tapis » décoré s’impose à notre regard. Un « tapis » à l’intérieur duquel des êtres sont placés, à chaque fois, dans des espaces distincts. Des êtres qui se sont d’abord extraits de la glaise originelle. Plus haut, une procession d’êtres attire notre regard ; des êtres en marche donc. A droite, comme une sorte d’aboutissement, une grande forme ; s’imposant comme une sorte de pilier, d’assise.
Nouvelle construction en strates sur la toile intitulée : « Au temps de l’écriture ». L’écriture qui « surcharge » la toile, occupe tout l’espace, comme pour mieux épouser le mouvement constant et signifiant d’une humanité qui, depuis les origines, travaille à sa pleine expansion. Fait notable : au sommet, des « signes » (sorte de vagues) ont remplacé les êtres. Est—ce à dire que le « temps de l’écriture » serait achevé ? Devons-nous nous attendre à une autre réalité dont il s’agira – pour elle aussi – de faire la chronique ?
S’agissant de la toile intitulée « Écriture circulaire », le fait notable réside au niveau des tracés qui, à l’instar d’un vortex, traverse non seulement les êtres, mais les enveloppe d’une même aura.
Autant d’éléments qui permettent donc à Chantal Charron de marquer la présence d’une écriture renouvelée en termes de significations ; une écriture venant en plus, exposant (sous un jour nouveau) une humanité en quête d’elle-même.
L’exposition de Chantal Charron est une réflexion sur l’écriture… une écriture à la recherche de son identité et de ses possibilités d’expression. Cette recherche pourrait être qualifiée de philosophique puisque indissociable de…l’être et de ses propres aspirations. L’écriture qui, nous le rappelle l’artiste, est une métaphore de l’existence ; de toutes créations artistiques dont la finalité est d’inscrire dans la durée cette démarche consistant à relier les choses, à les composer comme un ensemble. Toutes les manifestations de la sensorialité sont donc convoquées dans cette quête d’une écriture signifiante.
Cette perspective rapproche des toiles aussi diverses que « Lettres et l’être », la série regroupée sous le titre « Comme une typographie », de même que la série de toiles regroupées sous le titre « En majuscule, haut de casse ». Nous pouvons aussi y ajouter les toiles « Signes n°2 »/ « Extrait n°2 »/ « Extrait n°1 »/ « Signes n°1 » et « Hypertexte ». S’agissant de la première toile que nous avons relevée, le titre, fondé sur un jeu de mots porté par la paronomase (« Lettres » et « l’être ») donne d’emblée le ton : la quête de l’écriture comme réalité signifiante, est aussi celle de l’être confronté à ses propres interrogations. Les cinq êtres mis en évidence par Chantal Charron ont ceci de particulier qu’ils semblent s’extraire d’emblée de la glaise originelle, comme pour mieux signifier leur désir de sens… à l’image de l’écriture dont le pouvoir est rendu par les multiples formes qui sont les siennes et qui sont autant de moyens d’action. Sans multiplier les faits, nous pouvons remarquer ces coiffes argentées posées sur la tête de ces êtres (structures argentées que l’on voit aussi sur d’autres parties du corps). Sans doute est-ce une manière, pour l’artiste, de matérialiser cette « conscience » qui scintille déjà au cœur de la glaise originelle et qui anime ces êtres en quête de sens et d’horizon.
Le titre des deux séries que nous avons évoquées par la suite (« Comme une typographie » et « En majuscule haut de casse ») traduit lui aussi cette réflexion qui anime l’écriture et lui donne toute sa signification. Une réflexion toujours en mouvement ; toujours en recherche ; toujours à la recherche d’une… « typographie » différente de celle que nous connaissons d’abord (« Comme une… »).
D’un point de vue général, ce qui rassemble ces toiles, c’est le caractère imposant des êtres qui y sont représentés. Des êtres qui surgissent de l’informel, épousant ainsi le mouvement de l’écriture… des êtres en position debout, desquels émane une volonté commune : avancer, afficher une présence, manifester une unité d’ensemble. Sous le fusain de l’artiste, se donne à voir une écriture qui ponctue et rythme une épopée qui est sans doute celle de notre humanité… une humanité d’autant plus riche qu’elle est fragile, susceptible d’être… déchirée, effacée.
L’écriture mise en évidence par Chantal Charron se caractérise par sa richesse signifiante. Il s’agit, en effet, d’une écriture qui invite toujours à déceler un mouvement intime, une signification toujours renouvelée, toujours actualisée… une écriture qui invite toujours à aller en profondeur, en somme… une écriture poétique.
Cette perspective se retrouve dans les toiles évoquées précédemment. S’agissant de ces « Signes » et de ces « Extraits », le fait notable est la présentation en chiasme ; ce procédé littéraire qui ici est mis au service d’une dialectique constante entre l’intuition première et sa matérialisation graphique.
Manière, pour, Chantal Charron, de mettre au jour un double mouvement : celui de l’écriture, d’abord, en quête d’elle-même, de sa finalité. Celui de l’humanité, ensuite, devant toujours lutter afin de s’extraire de l’informel et d’imprimer le rythme de sa marche !
Une écriture en marche, c’est une écriture qui, nous l’avons dit, invite à la découverte de nouvelles significations. La toile « Hypertexte » s’impose alors dans sa charge symbolique dans la mesure où les multiples signes qui la surchargent illustrent bien ces nombreux liens et ces nombreux réseaux construisant un sens toujours renouvelé.
Une musique. Une danse : telle est cette « surécriture » qui s’exprime ainsi par le biais des outils de Chantal Charron. Nous pouvons, à ce propos, relever des toiles comme « Écriture rythmique » (Diptyque), « Écriture sonore », la série des « Silences de la ligne » et « Jambage ». Le lien unissant toutes ces réalisations est bien évidemment ce rythme interne ; cette « danse » assurant la cohésion de ces êtres pris dans une même dynamique. Sans multiplier les faits, nous pouvons relever la présentation sous forme de diptyques, redoublant précisément le rythme vital.
Un rythme vital que Chantal Charron, à l’instar d’un chef d’orchestre, prend plaisir à décliner quasiment à l’infini, comme en témoigne la toile au titre significatif : « Écriture sonore ». Toile dont la particularité est d’associer la palette de signes, sur le bord gauche, et les cinq formes à droite prises, semble-t-il, dans une danse. Danse qui se trouve justement alimentée – en permanence – par les signes évoqués puisque présentant des possibilités multiples.
« Surécriture » où l’expression d’une « jambe » donnant son rythme au mouvement de notre humanité. Un rythme qui se confond avec la vie. La toile intitulée « Jambage » prend dès lors une charge symbolique manifeste dans la mesure où les formes représentées s’imposent comme des… « notes de musique » se tortillant, se déhanchant sur une partition. Mouvement dynamique actualisé par ces tracés et ces lignes marron rapprochant à ce point les êtres figurés qu’ils se fondent presque les uns dans les autres.
« Surécriture » ou l’écriture d’une partition musicale où même le silence et l’absence (apparente) se révèlent finalement aussi parlants, aussi signifiants que les signes graphiques visibles effectivement. La série des « Silences de la ligne » est significative de cette… « écriture du silence » ; ce silence porteur de significations en lui-même… comme un champ des possibles ; un horizon offert à la hauteur de l’être qui semble attendre !
Terminons cette relation par l’évocation de cette toile où une forme blanche se meut à l’intérieur d’un espace étroit… comme si elle voulait précisément bouger – danser ? – afin d’affirmer une présence. Nouvelle illustration de cette écriture qui ne reste pas statique, ne s’arrête pas aux premières expressions.
Philippe CHARVEIN, le 04/09/2024
Surécriture
Du 30 août 2024 au 27 octobre 2024
La Fondation est ouverte 365 jours par an. Les expositions se visitent gratuitement de 9h à 18h30.