La nuit des rois le 5 mai 2017 à 20h Tropiques-Atrium
— Par Rosa Moussaoui —
La compagnie KS and Co s’est installée il y a dix ans en Guyane, dans l’ancien bagne de Saint-Laurent-du-Maroni. Elle a donné corps au théâtre école Kokolampoe, ancré dans les cultures et les langues d’Amazonie.
Pas de doute, il n’y a pas plus bel endroit que le théâtre pour donner sens aux secousses qui ébranlent et refaçonnent les communautés humaines. Entre les cases de l’ancien bagne de Saint-Laurent du Maroni, à l’ombre du gigantesque manguier que la brise du soir échappée du fleuve fait murmurer, s’invente, sur les planches et dans les luttes, une autre Guyane. La compagnie KS and Co, née en 1993 de la rencontre avec le cinquième studio du Théâtre d’art de Moscou, créé par Konstantin Stanislavski, s’est ancrée là voilà bientôt dix ans. Ewlyne Guillaume et Serge Abatucci, venu, lui, du Théâtre de la Soif nouvelle d’Aimé Césaire, y bâtissent patiemment une utopie, celle d’un théâtre école ouvert aux cultures du fleuve Maroni, aux multiples communautés qui peuplent l’orée de la forêt amazonienne. « Un nom, ça se prend dans l’air que l’on respire », pourrait-on dire avec Koltès. Alors ses fondateurs ont baptisé ce théâtre Kokolampoe, « petite lampe à pétrole », en saramaka, l’une des langues du fleuve héritées des Noirs marrons échappés des plantations esclavagistes. Dans une région livrée à l’abandon, où la jeunesse est privée de futur, où les communautés amérindiennes et bushinenguées sont tenues aux extrêmes marges de la République, Kokolampoe est plus qu’une école. C’est, pour ses élèves, un précieux espace de liberté, de possible, d’émancipation.
Un pays paralysé pendant plus d’un mois
En ouvrant, mercredi, la 12e édition des Tréteaux du Maroni, le festival de théâtre porté par la compagnie, Ewlyne Guillaume évoquait d’emblée les soubresauts de la Guyane : « La situation est épouvantable, il fallait que ça explose. Le théâtre est un espace d’insoumission, nous nous inscrivons donc naturellement dans cette mobilisation. Maintenir le festival, c’est aussi l’expression d’une résistance sociale et culturelle. » Dans un pays paralysé pendant plus d’un mois, avant la conclusion d’un accord avec l’État, ce fut une gageure, pourtant. Les gradins pour accueillir le public sont arrivés la veille, seulement, de la première représentation. Il a fallu des trésors de patience et de générosité pour faire franchir les barrages aux artistes et techniciens, ravitailler les équipes, résoudre les casse-tête logistiques, tenir les répétitions. Finalement, dans ce contexte d’incertitude et de précarité, la magie du théâtre a bel et bien opéré. Sous la voûte étoilée, vendredi, une atmosphère d’allégresse entourait la première de la Nuit des rois (1). La traduction d’Ariane Mnouchkine, le rythme insufflé par la mise en scène de Delphine Cottu, artiste résidente au Théâtre du Soleil, assistée de Laure Bachelier-Mazon, le talent des jeunes comédiens de Kokolampoe donnaient une réjouissante résonance à l’humour de cette partition shakespearienne. Dans ce rire aux accents parfois mélancoliques se noue l’intrigue amoureuse qui met aux prises le duc Orsino (Devano Bhattoe), la belle et recluse Olivia (Rachelle Kodjo) et des jumeaux séparés par un naufrage, Sébastien (Christian Tafanier) et Viola (Kimmy Amienba). Celle-ci, sûre que son frère est mort, se travestit en homme pour se garder des convoitises masculines, avant d’entrer au service d’Orsino comme page sous le nom de Césario. Elle s’éprend de son maître, lui courtise Olivia, qui refuse ses avances et soupire d’amour… pour Césario, puis pour Sébastien, confondue par la ressemblance. En cette nuit d’Épiphanie, le désir se fraye là son chemin, de quiproquos en méprises, dans le déliement des corps et la musicalité d’une langue qui se déploie ici dans toute son universalité. Il fallait voir le ballet déjanté des domestiques et bouffons, sur ce plateau tout en profondeur, emmené au pas de charge par Toby, l’oncle d’Olivia, joué au pied levé, avec brio, par la metteuse en scène, après l’hospitalisation en urgence de l’un des comédiens. La silhouette et l’allure quichottesques d’André (Josiane Da Silva Nascimento), l’insolente placidité de Feste (Myslien Niavai), les burlesques et menaçantes ambitions de Malvolio (Damien Robert) portent la pièce sur cette fragile frontière où l’ordre social se brouille et vacille, au risque de l’affrontement. Avant que tout ne bascule, le dénouement se joue sur le même tempo, chacun trouve son âme sœur, et sur le plateau partagé entre les élèves de Kokolampoe et les comédiens venus de l’Hexagone et de Martinique, une langue commune s’est tissée, une authentique rencontre s’est opérée.
Comme les populations du fleuve, Kokolampoe est polyglotte, ouvert à tous les horizons. Dans ce Tout-monde théâtral, les écritures africaines ont naturellement trouvé leur place.
Comment se délester de ce qui est aliénant dans la tradition
En 2011, Ewlyne Guillaume avait déjà mis en scène Kaïdara, un conte peul recueilli par Amadou Hampâté Bâ. Elle poursuit, dans cette veine du récit initiatique, le travail qu’elle a engagé sur l’œuvre du Togolais Gustave Akakpo. Catharsis, joué jeudi, est le récit d’une mise au monde. Autour d’une reine mère surgie d’un puits, au milieu de la guerre et des charniers, se trame une étrange cérémonie. Insaisissable figure, Ellè, mi-souveraine, mi-prostituée, est tourmentée par ses trois fils, celui qui est resté auprès d’elle, celui qu’elle a vendu, celui qu’elle a abandonné à l’exil. Sur le fil de la déchéance, elle ne règne plus que sur le désastre, hurle sa douleur, entre dans un vertigineux examen de conscience, consent finalement à se prêter au rituel qui doit lui insuffler une vie nouvelle. Cette allégorie d’une Afrique épuisée par le pillage, les injonctions, le viol des imaginaires, le désir de fuite, est jouée avec intelligence et grâce par une comédienne au regard énigmatique, Kimmy Amiemba. Ce manifeste à l’écriture ciselée, empruntée aux oralités africaines, est ponctué par de mélodieux chants saramakas et djukas. Il dessine un corps-à-corps entre tradition et modernité, au cœur même des questionnements qui traversent aujourd’hui cette jeunesse guyanaise aux identités mouvantes. Que faut-il garder de ce que nous lèguent les anciens ? Comment se délester de ce qui est aliénant dans la tradition, comment s’arrimer aux mouvements du monde sans cesser d’être soi ? Du continent originel à la forêt amazonienne que figurent les oniriques décors, la remontée se fait, la catharsis opère, comme une libération, ouvrant, encore, de nouveaux horizons.
Impossible de retranscrire ici la richesse de ces rencontres artistiques et politiques, où les débats du collectif culturel Now Now ! succédaient aux représentations, transfigurant les vestiges de l’univers concentrationnaire du bagne. Dans ce creuset, des artisans décidés fabriquent un théâtre ouvert au monde, en harmonie avec son environnement, qui se joue des frontières et des barrières linguistiques et sociales. « Le fait d’avoir un arrière-pays nous donne de l’élan pour aller vers l’autre », résume Ewlyne Guillaume. Entre le fleuve et la forêt, sur les tréteaux du Maroni, dans le camp de la Transportation, s’invente, aux quatre vents, un théâtre de partage et d’émancipation.
(1) Tropiques Atrium-Scène nationale, Martinique, du 27 avril au 5 mai 2017. Réservations 05 96 70 79 29. La Cartoucherie, Paris 12e, dans le cadre du Festival des écoles du Théâtre de l’Aquarium, le 26 juin.
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