ou les sites, rues et édifices baptisés Aimé Césaire
— Par Xavier Chevallier, conservateur en chef des bibliothèques —
Cent-dix ans après sa naissance et quinze ans après sa disparition, quelle(s) empreinte(s) a laissée(s) Aimé Césaire en Martinique, dans l’Hexagone et ailleurs ? C’est la question que l’on peut légitimement se poser au sujet de la postérité littéraire et politique du Chantre de la négritude, en examinant notamment le nombre de livres, études, articles, conférences, films et émissions qui lui ont été consacrés – plusieurs centaines. Les archives audiovisuelles et le web permettant de remonter des années 1960 à 2008 sont de ce point de vue une source inépuisable d’informations et de (re)découvertes sur les aspects multiples de l’homme et de l’œuvrei.
Pourtant, c’est par un autre biais, à savoir la place qu’occupe Aimé Césaire dans l’espace public, que sera ici abordée la réception d’une œuvre et d’une personnalité aussi éminente qu’imposante. Approche qui, loin d’être anecdotique, est révélatrice à bien des égards de l’évolution de la perception et de la dimension de l’illustre personnage.
Aussi ai-je entrepris en 2022 des recherches sur internet pour trouver les sites, salles, bibliothèques, établissements scolaires, édifices, rues, places, fresques et statues portant le nom d’Aimé Césaire en Martinique, en France et dans le monde. A ce jour, j’en ai répertorié cent-quatre-vingt-seize ! Sachant que d’autres seront probablement à ajouter au fur et à mesure – nouvelles découvertes, futures inaugurations -, on peut estimer que ce ne sont pas moins de deux cents lieux et monuments publics qui sont officiellement nommés Aimé Césaire, l’immense majorité dans l’Hexagone. Un score impressionnant, d’autant plus que sa disparition est assez récente. Peu de personnalités bénéficient d’une telle postérité en France : Charles Baudelaire, Victor Hugo, Charles de Gaulle, Jean Jaurès, Georges Clémenceau, Jean Moulin, Jacques Prévert, Nelson Mandela, Martin Luther King, Gandhi… En commençant ces recherches, il faut bien reconnaître que je ne pensais pas en trouver autant.
Éléments d’explication d’une consécration
Une présence aussi importante dans l’espace public signifie d’abord que son œuvre littéraire et politique est immense et rencontre un écho qui dépasse largement les frontières de la Martinique et du monde noir. Mais au-delà de ce constat évident, d’autres facteurs peuvent expliquer une postérité aussi exceptionnelle, en particulier sa longévité littéraire et politique qui en a fait un véritable mythe de son vivant ; ce sont plus de trois générations qui ont été marquées par les écrits d’Aimé Césaire, mais aussi ses discours et ses actions en tant que député et maire de Fort-de-Franceii. Une brillante traversée du siècle qui aura laissé son empreinte dans l’histoire.
En outre, le vif intérêt que lui a porté une partie de l’intelligentsia culturelle et artistique française, notamment les Surréalistes, a beaucoup contribué à sa renommée. Certes, “Aimé Césaire ne doit rien à personne”, écrit Benjamin Perret dans sa préface à l’édition espagnole de Cahier d’un retour au pays natal en 1943. N’empêche que consacré par André Breton (“La parole d’Aimé Césaire belle comme l’oxygène naissant”) et Jean-Paul Sartre (“ Un poème d’Aimé Césaire éclate et tourne sur lui-même comme une fusée , des soleils en sortent qui tournent et explosent en nouveaux soleils”), Aimé Césaire a sans le vouloir éclipsé celles et ceux qui ont préfiguré la dénonciation du colonialisme, l’affirmation de l’homme noir et la contestation de son infériorité sur l’homme blanc : Anténor Firmin iii, Jean Price Mars, René Maran, Paulette et Jane Nardal… Il a également fait de l’ombre à ses illustres compagnons de lutte et de route dont les trajectoires et fortunes ont été très diverses : Aristide Maugée, René Mesnil, Suzanne Césaire, Guy Tirolien, Jacques Rabemananjara, René Depestre (96 ans !), Léon-Gontran Damas et même Léopold Sédar-Senghoriv, président du Sénégal de 1960 à 1980 et premier Africain à siéger à l’Académie française en 1983, sont loin d’avoir la notoriété d’Aimé Césaire.
Les livres, articles, émissions, expositions, conférences, colloques et hommages le concernant sont légion, sans compter les sollicitations diverses dont il a fait l’objet pendant plus d’un demi-siècle. C’est à qui serait reçu par lui, se ferait prendre en photo avec lui, se ferait dédicacer un livre, etc. Tout un chacun a souhaité un jour le rencontrer : les résidents comme les personnes de passage sur l’île, les personnalités comme les anonymes... L’homme est devenu incontournable, dépassant même l’audience du poète, dramaturge et essayiste, dont l’œuvre pas toujours facile d’approche, qualifiée parfois de complexe, n’est majoritairement lue et connue que par une certaine élite. Pour preuve, pas grand monde n’a relevé ou rappelé que 2023 marque aussi les 60 ans de la publication de La Tragédie du roi Christophe, montée au festival de Salzbourg (Autriche) en 1964 et entrée au répertoire de la Comédie-Française en 1991 du vivant de l’auteur – excusez du peu v!
Alors pourquoi, malgré une œuvre exigeante, voire difficile et longtemps réservée à un cercle d’intellectuels, Césaire est-il devenu aussi populaire ? Sans doute parce que les problématiques politiques, historiques et sociales autour du passé colonial de la France et les nombreuses blessures qu’il a laissées (l’esclavage, le racisme, les inégalités, les discriminations), sont devenues de plus en plus prégnantes à la fin du 20ème siècle. Ceci a redonné une singulière actualité au grand cri de révolte nègre, faisant d’Aimé Césaire un précurseur. En effet, quand on voit resurgir et perdurer les problèmes politiques, identitaires et culturels en Martinique, en France et dans le monde, on se rend compte qu’il les avait déjà énoncés, analysés et dénoncés – avec le talent et la force incomparables qu’on lui connaît.
De plus, bien que constamment sollicité par les plus grands, Aimé Césaire est resté un homme proche de sa Martinique et de son peuple qu’il a eu à cœur d’aider par des actions concrètes, en particulier en tant que maire de Fort-de-France pendant 56 ans sans discontinuer (record absolu !), chaque fois réélu avec une facilité déconcertante.
Ses obsèques nationales en 2008 et sa panthéonisation en 2011 ont été des événements d’une ampleur à peine imaginable, un véritable paroxysme. Elles ont constitué la reconnaissance définitive de la Nation à la pensée d’un grand humaniste contemporain – qui n’a pourtant pas ménagé ses critiques envers la France.
En 2009, la Poste a édité des timbres Aimé Césaire (1913-2008), ainsi que des lots de cinq enveloppes préaffranchies et illustrées, comprenant cinq cartes de correspondance assorties, avec des citations extraites de Cahier d’un retour au pays natal.
En 2013, le centenaire de sa naissance n’a fait que confirmer l’aura et le consensus qui se sont établis autour de la voix des sans-voix. Sa notoriété est telle que nombreux sont celles et ceux qui ont en entendu parler de lui sans l’avoir forcément lu. Que l’on ait connu ou pas l’écrivain et l’homme politique, on cite Césaire, on chante Césaire, on célèbre Césaire. Que l’on adhère peu ou prou à sa pensée, on a tous en nous quelque chose d’Aimé Césaire…
Sur les sentiers éveillés, sur les routes déployées, j’écris ton nomvi
Aimé Césaire semble contredire la célèbre phrase nul n’est prophète en son pays. En effet, en Martinique, ce sont plus de vingt-cinq sites et édifices publics (dont une dizaine à Fort-de-France) qui lui sont dédiés, parmi lesquels deux collèges (Fort-de-France et Basse-Pointe), l’AMEP (établissement scolaire et de formation privé qui a dévoilé une plaque avec portrait le 21 avril 2023) une bibliothèque aux Anse-d’Arlet, une rue au François, une place à Grand’Rivière et au Carbet, l’ancien parc floral de Fort-de-France (lieux d’enseignement et d’activés culturelles et artistiques), un jardin Aimé Césaire au Carbet, le théâtre municipal (l’ancienne mairie comprenant aussi un espace muséal), la grande salle de spectacle de Tropiques-Atrium, une œuvre d’art sur un rond-point, trois fresques (Lorrain, Lamentin et Fort-de-France), une immense photographie avec citation (extraite de la revue Tropiques) sur la façade de l’actuelle mairie, une stèle et un buste à Basse-Pointe, un autre au Diamant, sa maison classée monument historique, sans oublier l’aéroport international de Martinique, un bibliobus qui a parcouru l’île en 2013 vii et une « bébé-yole » à son effigie.
Dans les autres territoires d’outre-mer, le nombre de lieux publics portant son nom est beaucoup plus réduit, à peine six : deux rues Césaire en Guadeloupe (Baie-Mahault, Le Moule), une en Guyane française à Kourou, une rue et deux établissements scolaires à la Réunion (Le Port, école à Saint-Pierre -de-la-Réunion et collège à l’Étang- Salée).
A l’étranger, quelques rares pays – essentiellement francophones – ont donné son nom à des édifices publics : la Belgique avec l’espace Aimé Césaire à Bruxelles, bibliothèque spécialisée dans les cultures francophones à travers le monde, et fort logiquement l’Afrique noire : le Sénégal (collège, rue, pharmacie et groupe scolaire à Dakar), la Cote d’ivoire (collège Aimé Césaire à Yopougon) et la Guinée (groupe scolaire à Conakry). De façon surprenante, je n’ai pas encore trouvé de bâtiments, salles ou rues Aimé Césaire en Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada) et en Haïti, où l’écrivain est pourtant connu.
Incontestablement, c’est en France hexagonale que le nom de Césaire est omniprésent à travers plus de cent-cinquante rues, places, salles, établissements scolaires, bibliothèques, fresques et bustes. Une reconnaissance officielle considérable, absolument hors norme. A Paris, outre la plaque au Panthéon et la salle de l’Assemblée nationale, il y a un quai Aimé Césaire le long de la Seine, une bibliothèque municipale dans le 14ème arrondissement et un collège dans le 18ème. En Île-de-France (région parisienne), on dénombre près de cinquante rues, boulevards, avenues, places, un square Aimé Césaire (et même une plaine) mais aussi des médiathèques, établissements scolaires, espaces culturels et centres de loisirs, une maison de quartier, une crèche, un centre polyvalent de santé, un muret et une station de métro à Aubervilliers.
Dans les autres régions de France, ce sont dans plus d’une centaine de villes que les édilités et autres décideurs publics ont donné le nom Aimé Césaire à des rues, avenues, allées, squares, places, – il y a même une allée Suzanne et Aimé Césaire à Saint-Nazaire -, ainsi qu’à plusieurs écoles, collèges, lycées, mais aussi une micro-crèche, une résidente étudiante à Saint-Priest et une maison de retraite médicalisée (ehpad) à Bordeaux. Le nombre de lieux et bâtiments portant son nom, en particulier depuis son décès, est tout simplement stupéfiant, ce qui a pour effet d’accroître encore davantage sa notoriété.
Ajoutons que de nombreux artistes de tous horizons ont été marqués ou influencés par ses écrits et discours : on ne compte plus les œuvres d’art (peintures, textes poétiques, airs musicaux …) inspirées par lui ou qui lui sont dédiées viii. Étant donné sa discrétion, il apparaît évident qu’Aimé Césaire de son vivant aurait été sans doute ravi mais aussi un peu gêné par une telle profusion d’hommages.
i Une série de onze mini-documentaires extraits d’archives de Martinique la 1ère et de l’INA, est diffusée chaque lundi du 17 avril au 26 juin 2023 https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/programme-video/la1ere_martinique_sur-les-traces-de-cesaire/
ii C’est d’abord aux éditions Désormeaux à Fort-de-France en 1976 que sont publiés ses écrits politiques, dans Œuvres complètes, Aimé Césaire, œuvre historique et politique. 3 : discours et communications. Puis est publié en 2019 le monumental (2048 pages !) et exhaustif Écrits politiques 1935 – 2008, Aimé Césaire en 5 volumes, dirigé par Edouard de Lépine et René Hénane, aux éditions Jean-Michel Place
iii Anténor Firmin (1850-1911), homme politique et intellectuel haïtien, peut être considéré comme l’un des discrets précurseurs et oubliés de la négritude, notamment avec De l’égalité des races humaines (anthropologie positive), 1885, ouvrage s’inscrivant en faux contre L’Essai sur l’inégalité des races humaines (1855) d’Arthur de Gobineau
iv Une exposition Senghor et les arts, réinventer l’universel, lui est consacrée au musée du quai Branly Jacques-Chirac, du 7 février au 19 novembre 2023 https://quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/senghor-et-les-arts/
v Voir article France-Antilles Martinique du lundi 17 avril 2023, Le jour où Césaire entra à la Comédie-Française, par Ronald Laurencine https://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/culture/le-jour-ou-cesaire-entra-a-la-comedie-francaise-931834.php
vi Extrait de Liberté, poème (1942) de Paul Éluard
vii Voir article Madinin’art du 29 avril 2013 https://www.madinin-art.net/le-cesaire-bus-a-case-pilote/
viii Sur le plan musical, j’ai répertorié plus d’une quinzaine d’artistes lui consacrant des airs chantés ou déclamés, parmi lesquels quatre de Martinique : Guy Méthalie à la fin des années 1970, un compositeur et interprète d’une chanson carnavalesque au début des années 2000, Éric Virgal en 2002 et Mali en 2023 qui le cite en fin de morceau. Dans l’Hexagone, on peut mentionner entre autres Youssoupha, Abd Dal Malik, Pierpoljak, Booba et Julien Clerc.