Parce que le cinéma est aussi fait pour dénoncer et témoigner, fût-il autre que simple documentaire
–– Par Janine Bailly ––
Rithy Panh, de nationalité franco-cambodgienne, né à Phnom Penh au Cambodge en 1964, est réalisateur, producteur de cinéma, scénariste, monteur, acteur et écrivain. Échappé aux terribles camps de la mort des Khmers Rouges, alors qu’il n’a que quinze ans, il passe par la Thaïlande, arrive en France en 1980, où il étudiera à l’IDEC (après s’être essayé à la menuiserie). Parce que, pendant quatre ans, de 1975 à 1979, il a vécu sous le régime sanguinaire où toute la population était envoyée dans des camps de travail, qu’il a été, encore adolescent, témoin des pires atrocités, il rejette d’abord tout ce qui pourrait lui rappeler le cauchemar qu’il a connu, jusqu’à la langue khmère.
Par chance, et pour notre instruction et édification, Rithy Panh décide bientôt de se consacrer à un lourd et vital travail de mémoire, par l’intercession du cinéma. Artiste engagé, dès 1989 il signe son premier documentaire, Site 2, centré sur les camps de réfugiés cambodgiens au Vietnam. Il ne cessera plus de se plonger dans le douloureux souvenir d’un des plus terribles génocides de l’histoire, consacrant la plus grande partie de sa carrière au traumatisme subi par son peuple, comme au travail de deuil nécessaire en raison des horreurs commises par le régime des Khmers rouges.
Par le genre documentaire, montrer la tragédie qui a déchiré son pays, mettre au jour ce génocide, encore trop peu su – bien qu’ayant fait périr près de deux millions de Cambodgiens –, dire aussi que l’artiste, pas plus que le journaliste, n’a ni droit de cité ni droit à la parole dans la société cambodgienne de l’époque, telle est la mission qu’il se donne.
En 2024 est présenté à Cannes Rendez-vous avec Pol Pot, qui, par « un savant mélange de fiction, d’images d’archives et de cinéma d’animation (Allociné) », revient sur les années noires du régime des Khmers rouges et de leur chef. S’il n’est pas stricto sensu un documentaire, s’il prend quelques libertés avec la réalité, s’il construit une œuvre véritable, une sorte de thriller qui capte d’emblée notre attention et requiert notre vigilance, le film respecte bien l’esprit des évènements, le cadre historique, l’atmosphère de terreur qui règne alors dans cet état communiste, nommé Kampuchéa démocratique, tenu en laisse par Pol Pot.
Trois Français, espérant obtenir un entretien exclusif avec Pol Pot, ont accepté l’invitation du régime à visiter le pays, invitation lancée dans l’espoir que ces trois “Occidentaux” démentent ce qui se dit, chez eux, du Cambodge, et contredisent les « rumeurs » qui à son sujet circuleraient. Irène Jacob, visage concentré et comme soucieux, incarne Lise, une journaliste familière du pays, peu à peu saisie de doutes sur ce qui leur est montré, et qui bientôt, sans faillir tendant au-devant d’elle le micro de son Nagra, pose aux représentants de l’autorité, voire à Pol Pot lui-même, les questions qui fâchent. Mais qui n’obtient en retour qu’un silence obtus. Paul, que joue Cyril Gueï est, lui, beaucoup plus radical encore. Reporter-photographe, il a de son métier une haute et noble idée, refuse de se laisser berner, s’enfuit à deux reprises, échappant à ses gardes en armes, part à la recherche d’une vérité qu’il pressent terrible, et qu’il trouvera dans ces pauvres paillotes où, sur leurs grabats meurent, décharnés, enfants et adultes. Et qu’il découvrira aussi dans d’horribles charniers à ciel ouvert. Il paiera sans doute son courage de sa vie, et l’on mettra sa disparition sur le compte des voisins frontaliers ennemis, les Vietnamiens. À l’opposé, Grégoire Colin assume le rôle ingrat de l’intellectuel français¹, Alain, sympathisant de l’idéologie révolutionnaire. Prompt à prendre pour argent comptant ce qu’on veut bien lui montrer, entre autres choses les “villages Potemkine”², apte à flatter les responsables en place, voire se prêtant à des jeux ridicules, il finira par rencontrer en tête à tête le dictateur, et la discussion qu’enfin il osera, qui lui dessillera les yeux, lui vaudra d’être par une ombre anonyme exécuté. Seule Lise, parce que sans être obséquieuse elle a su jouer avec les codes d’un pays qu’elle connaissait, qu’elle représente le juste milieu, ni comme Paul excessive ni comme Alain saisie de cécité, seule Lise survivra pour porter témoignage. Ou serait-ce parce qu’étant femme, on la juge quantité négligeable et sans danger ?
La force du film tient à cette alternance d’histoire fictionnelle – bien qu’inspirée de personnages réels –, de glaçantes images d’archives qui se glissent de façon naturelle et fluide comme sous l’appareil photographique de Paul, et de ces miniatures de villages Potemkine où sont imaginées, sculptées dans l’argile, des scènes de la vie quotidienne, censées être idéales. La tonalité y est forcément tragique, sombres couleurs estompées, tristes chambres, bande-son sans emphase et lourde de silences, silence têtu des guides et gardes qui peu ou jamais ne répondent aux questions des trois visiteurs, discours convenu pour présenter par exemple un atelier et sa cantine soi-disant parfaite, portes qui claquent et enclosent, serrures qui se ferment, violence omniprésente qui menace, sourde dans l’image et aussi hors-champ… Dès les premières images, l’inquiétude est là, qui règne en maîtresse, qui va s’amplifiant… et que l’on peut lire, à des degrés différents, dans les yeux des trois personnages.
Un film sur l’aveuglement et le regard, et qui concernerait plus que le seul Cambodge… On pourrait citer maints moments révélateurs, celui où Paul découvre que les prétendus sacs de riz d’une récolte factice ne contiennent que paille de riz et poussière ; celui où Lise comprend qu’un vieil homme, parce que Paul l’a invité à venir lui parler, parce que terrorisé, il l’a fait sans rien révéler pourtant de la réalité, a vraisemblablement été jeté en pâture aux crocodiles. Se pose ici le problème de la responsabilité du journaliste, et des limites à se poser.
Ainsi, « en ces temps de guerres assassines et radicalisation politique (France Info) », cette leçon nous est donnée, que sous la propagande il faut toujours tenter de percevoir la réalité, dût-elle être cruelle, dût-elle faire basculer nos certitudes !
1. Dans L’élimination, le livre qu’il a consacré au génocide khmer rouge chez Grasset, le cinéaste Rithy Panh mentionne une tribune d’Alain Badiou parue dans Le Monde du 17 janvier 1979. Alors que le monde entier découvre, horrifié, l’ampleur du crime, le philosophe y dénonce une « campagne anticambodgienne ». Le titre, révulsant : Kampuchea vaincra ! Ces mots, émanant d’un homme de grande intelligence, nous ont poursuivi…
2. Les Villages Potemkine sont, selon une légende historique démentie depuis, des façades en carton-pâte que Grigori Potemkine, favori de l’impératrice Catherine II, aurait fait ériger le long du parcours de cette dernière afin de lui masquer la misère des lieux qu’elle venait visiter.