Sur les écrans, MARIA, de Jessica Palud

Au cinéma, l’ère des biopics et des réalités fictionnées

— Par Janine Bailly —

Il semblerait que, par les temps qui courent, un certain nombre de réalisateurs un tantinet en manque d’inspiration puisent, à d’autres sources qu’imaginaires et personnelles, le sujet de leurs films. Si le phénomène a toujours existé, il me paraît prendre de l’ampleur, qu’il s’agisse d’adapter un roman à succès – devenu classique ou se tenant en vogue –, de traiter d’événements qui marquent l’époque et défraient la chronique, de faire vivre enfin dans ce que l’on nommera “biopic” un personnage, mort ou vif, présentant plus ou moins d’intérêt pour le spectateur que nous sommes. Dans un autre domaine, on connaît depuis longtemps l’habileté des cinéastes américains à mettre en scène les malversations diverses, les affaires et scandales politiques, sociaux, voire écologiques, sous forme d’enquêtes plus particulièrement. On sait aussi que la grande Histoire, passée ou actuelle, est sous tous les cieux un réservoir où trouver des scénarios, plus ou moins fidèles, plus ou moins fictionnés, susceptibles de toucher un large public. Un genre nouveau, hybride, le docu-fiction – d’abord télévisuel, reconstitution de faits réels mêlant images de synthèse, scènes jouées pas des acteurs, archives et documents authentiques –  est adopté aussi par par un nombre croissant de cinéastes. Ajoutons à la liste le film conçu pour parler de soi, pour se dire à l’image, pour témoigner et dénoncer, et par bonheur cette “tribune” s’est récemment, bien que trop peu encore, ouverte aux femmes de nos pays dits évolués !

Sur nos écrans sort le film Maria, de Jessica Palud, présent à Cannes en 2024, librement inspiré du roman Tu t’appelais Maria Schneider, écrit par Vanessa, la propre cousine de Maria. Ce que je voudrais évoquer ici, puisque le film revient sur la vie de l’actrice Maria Schneider, c’est ce cinéma qui se penche sur lui-même, en une sorte de mise en abîme (comme aussi en littérature on parlerait de métalangage). Ce film fait par une femme sur une autre femme, a pour privilège de conjuguer, outre une histoire inspirée de la réalité, une réflexion sur le cinéma, sur ce qu’est un réalisateur, la toute-puissance et les droits qu’il s’arroge, les limites qu’il peut, sait ou non se donner. Sur la façon pour une femme d’entrer en cinéma. D’entrer dans ce monde qui jusqu’à peu n’était encore qu’un monde d’hommes fait par les hommes pour les hommes, où le regard porté sur la femme restait en majorité celui des hommes. De se frayer son chemin dans la jungle sans rien perdre de son intégrité, de sa dignité, du respect à elle dû en tant que personne –  et non du mépris en tant qu’objet de désir créé par et pour les fantasmes masculins. Jessica Palud a judicieusement choisi de ne garder pour titre que le prénom “Maria”, donnant à cette histoire unique une valeur universelle, Maria devenant l’archétype de l’actrice telle que traitée dans les années soixante-dix. Lourde de plus de cinquante ans de silence, la tragédie qui fut celle de Maria Schneider nous revient au cœur, dans le sillage de ces “sœurs” qui aujourd’hui prennent la parole, Judith Godrèche, Juliette Binoche, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Eva Green… victimes de Harvey Weinstein ou victimes et témoins de harcèlement et d’agressions sexuelles dans l’exercice de leur métier.   

Pour les plus jeunes, rappelons que, sorti en 1972, le film sulfureux de Bernardo Bertolucci, Le Dernier tango à Paris, s’il fit scandale et attira, de par son traitement médiatique, une foule plus ou moins voyeuse et perverse, eut surtout pour conséquence de briser pour sept ans une jeune actrice trop naïvement confiante, parce que désireuse sans doute, fille de l’acteur Daniel Gélin, de connaître elle aussi les arcanes d’un monde en apparence magique. La réalisatrice, afin de nous approcher au plus près du drame vécu par Maria Schneider, recrée certaines séquences parmi les plus frappantes du film de Bertolucci, celle du viol de Jeanne (Maria Schneider/Anamaria Vartolomei) par Paul (Marlon Brando/Matt Dillon), dans l’appartement vide où ils se retrouvaient pour se livrer à des jeux sexuels extrêmes : l’actrice n’avait pas donné son consentement sur la façon dont se déroulerait cet acte sexuel, cru et traumatisant bien que simulé, et qui n’était pas inscrite dans le scénario. Bertolucci et Brando, sans rien lui en dire, avaient le matin du tournage modifié le déroulé de la scène. La caméra, qui se fige sur le visage en pleurs, écrasé au sol, contraint, de Maria, occupant tout l’espace – elle n’est plus un personnage puisque le réalisateur l’a mise en condition de ne pas jouer mais d’être une femme vraiment blessée –, nous livre son regard affolé, ses larmes véritables, son insoutenable cri de refus vainement hurlé, répété, et trop longuement avant que, sous les yeux de l’équipe sidérée mais qui n’intervient pas, le réalisateur ordonne de couper. Une image qui nous interpelle, qui oblige à une réflexion sur les limites morales que se donne, ou non, le créateur artistique. La phrase de Bertolucci à Maria : « Vous avez quelque chose de blessé qui me plaît beaucoup », illustre bien le regard porté à cette époque par les hommes sur les femmes. 

Maria confiera en interview : « Je me suis sentie violentée. Oui, mes larmes étaient vraies… J’ai eu l’impression d’être violée à la fois par Bertolucci et Brando. Marlon ne s’est pas excusé après la scène… ». Sombrant dans une grave dépression, une addiction à l’alcool et à la drogue, elle dira avoir perdu sept ans de sa vie, avant de reprendre une carrière auprès de prestigieux réalisateurs. Maria Schneider deviendra, bien avant MeToo, celle qui résistera, celle qui témoignera, celle qui ne se laissera plus manipuler, refusera l’obéissance aveugle aux réalisateurs-démiurges. Mais elle criera dans le désert, car nul n’était alors prêt à l’entendre. En ce sens, le film est un témoignage puissant de la souffrance qui peut résulter des abus perpétrés envers les actrices sur un plateau de cinéma. Et si nous relisons l’histoire à l’aune de ce qui se passe aujourd’hui, si certains dialogues ou comportements semblent davantage correspondre à notre époque qu’à celle de Maria Schneider, le film n’en reste pas moins crédible, empreint d’une grande humanité, militant sans didactisme, et participe au combat de nous toutes, femmes d’hier, de ce jour, et de demain !

Fragile et forte pourtant, tout à la fois expressive et pudique, le visage illuminé d’une authentique beauté, Anamaria Vartolomei incarne une Maria omniprésente, qui annonce les rebelles d’aujourd’hui. Elle est de tous les plans, et c’est son point de vue qu’adopte la caméra de Jessica Palud, cette dernière ayant voulu conter l’histoire par les yeux, la peau, le corps de son actrice. En Marlon Brando, Matt Dillon confie avoir eu à jouer le rôle le plus difficile de sa carrière. En compagne amoureuse et fidèle, la jeune Céleste Brunquell tisse auprès de Maria une ode à la sororité. Toutes choses devant lesquelles nul ne saurait rester indifférent !

 Rennes, le 7 juillet 2024