— Par Georges-Henri Léotin, prézidan Krey Matjè Kréyol Matnik —
L’enseignement du créole ne doit pas avoir uniquement pour but une meilleure maîtrise du français classique ; elle doit amener à une meilleure connaissance et une meilleure pratique du créole lui-même. Il s’agit de bien parler créole autant que de bien parler français. Georges-Henri Léotin Il appartiendra aux inspecteurs de l’Education, aux conseillers pedagogiques, aux directeurs et directrices de se mettre ensemble sous la houlette du rectorat de Martinique pour répondre à la demande du président du Conseil exécutif.
Même s’il y a déjà, officiellement, 700 enseignants en capacité de le prendre en charge, le chantier de la généralisation de la langue créole dans l’enseignement en Martinique reste un vaste chantier.
L’objectif que se donne la CTM (Collectivité territoriale de Martinique) serait, en collaboration bien évidemment avec le rectorat de la Martinique et le ministère de l’Éducation nationale, de généraliser à long terme et de fortement développer à court terme un enseignement de la langue (et de la culture) créoles en Martinique. Cela suppose des artisans et des outils. Mais avant d’en venir à ce point, on peut oser une question qui étonnera, mais qui a toute son importance : quel créole ?
Pour utiliser de expressions créoles, justement, on peut dire qu’il y a un kréyol tjòlòlò, comme il y a ce que l’on appelle un fransé bannann. Il ne s’agit pas de faire une police de la langue et de stigmatiser les locuteurs. Mais l’enjeu est important : comme il y a souvent une certaine proximité entre créole et français au niveau du vocabulaire et comme il y a aussi « cohabitation » français- créole, il y a le risque pour le créole d’une disparition par assimilation, d’une disparition par absorption si nous ne mettons pas l’accent sur ce qu’on peut appeler la colonne vertébrale du créole : sa syntaxe ; et si, d’autre part, nous ne mettons pas en chantier des ateliers de régénération, de revitalisation du créole basilectal (= le plus éloigné du français). Quelques points de repère : 1/ il y a un créole basilectal, le plus éloigné du français, celui que Jean Bernabé s’est efforcé de décrire dans sa thèse monumentale « Fondal natal ». C’est ce créole qui devrait être notre référence. Il est étudié dans des ouvrages de Bernabé moins volumineux que sa thèse (comme sa Grammaire créole/Fondas Kréyol la, L’Harmattan 1987).
2/ Ce qu’on appelle « interlecte » n’est pas à proprement parler une 3e langue entre français et créole. Des exemples amusants pour montrer que certaines phrases de français créolisé seraient étonnantes mais pas impossibles à comprendre de la part d’un Français non-créolophone. Il est intéressant de considérer certains de ces exemples :
* « Sors dans la pluie ! » (calqué sur le créole : « Sòti an lapli-a »). Il est difficile d’imaginer, en général, qu’on invite quelqu’un à aller se tremper les vêtements ou chercher dehors une mauvaise grippe. Sors dans la pluie ne peut être qu’une invitation (stylistiquement maladroite) à se mettre à l’abri, sauf cas exceptionnel (par exemple aller sous la pluie secourir un enfant…). Ce n’est pas conforme à la construction en français standard du verbe sortir, mais le Français noncréolophone (a fortiori le créolo-phone) comprendrait : sors de la pluie.
* « Le car est passé sur moi » (= j’ai raté le car). Ce qui a été dit du 1er exemple peut être répété. On imagine assez mal qu’une personne écrasée par un car trouve sur le moment la force d’exprimer son malheur. Le terme (la préposition) créole asou ou anlè (en français : sur) renvoie à l’idée de quelque chose que le locuteur a subi , d’un désagrément : « I za ka mennen 2-0 asou mwen » / « Madanm mwen pati anlè mwen » / « I za koupé 3 patjé kann anlè mwen » etc.
On trouve aussi un bel exemple signé… Aimé Césaire : dans la Tragédie du Roi Christophe (III,2), Christophe s’écrie : « Qui a chanté sur moi le Bakoulou Baka ? » (= Qui a invoqué à mon encontre le dieu Bakoulou Baka ?). Bakoulou Baka est un dieu vaudou puissant et guère bienveillant. La phrase de Césaire est à rapprocher d’une expression créole comme « résité anlè mwen « (= faire des invocations pour me jeter un sort).
3/ L’enseignement du créole ne doit pas avoir uniquement pour but une meilleure maîtrise du français classique ; elle doit amener à une meilleure connaissance et une meilleure pratique du créole lui-même. Il s’agit de bien parler créole autant que de bien parler français. La comparaison des deux langues s’avérera évidemment très enrichissante dans un enseignement où elles ont toutes les deux la même dignité. Égal respect, comparaison sans konparézonnri : sans que l’une ou l’autre langue s’estime supérieure (le mot konparézon en créole – qui a donné le nom konparézonnri — est un adjectif signifiant prétentieux, vaniteux, distant, hautain…).
La langue créole est une langue à part entière, intéressante à étudier, chargée d’histoire (son vocabulaire et sans doute aussi sa syntaxe en témoignent : traces de vieux français, africanismes ; éléments de vocabulaire amérindien, hindou, anglais, espagnol etc.).
La comparaison des deux langues
En Martinique, elle est massivement parlée, mais, sans faire de catastrophisme, elle peut être considérée comme menacée. Ce qui impose d’étudier le basilecte, dans l’œuvre théorique de Jean Bernabé et chez les écrivains créoles qui s’en réclament. La littérature peut être un laboratoire pour l’illustration la régénérescence de la langue (Jean Bernabé est d’ailleurs auteur créole aussi). On pourrait constituer des » classiques de la langue créole « comme il y a des classiques français, dans cette perspective de renaissance.
Qui peut produire des ouvrages pour l’enseignement de la langue et de la culture créole, en plus de ceux qui existent déjà ? L’Université des Antilles a derrière elle un passé relativement long, avec le Gerec, devenu Crillash.
Jean Bernabé a fait, il faut le répéter, un travail colossal ; il a laissé des traces et des disciples. Une association comme LLKM, (Liannaj pou Lanng Kréyol Matnik) née en 2016 a mené un travail à partir de l’orthographe Gerec II sur certains points d’orthographe (topony-mie, traits d’union, mots-composés etc.). Cette association comporte des enseignants de LCR, des conseillers pédagogiques, des écrivains en langue créole, des universitaires… Il faut aussi pour terminer évoquer le nécessaire travail de re-lexification (fabrique de mots nouveaux pour notre langue, à partir de son génie propre et réinvestissement des vieux mots, avec sens figuré : par exemple matjoukann pour culture, patrimoine…)
C’est ce travail sur le lexique qui est en grande partie l’objet des derniers ouvrages de Jean Bernabé : Obidjoul (éditions Le Teneur), Ranboulzay 1 et 2 (L’Harmattan).
La question de la traduction est également un beau chantier. Nous nous contenterons de rappeler un exemple : l’accompagnement de Jean Bernabé au travail de traduction par Térèz Léotin du « classique » Alice au pays des merveilles : Alis nan merveyland (Éd. Exbrayat). Signe de l’implication on peut dire militante de cet éminent universitaire.
Quelque soit l’organisme qui sera chargé de la production de manuels, il nous parait essentiel, presque vital, que ça soit sur les bases du grand héritage »bernabéen« .
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