— Par Janine Bailly—
Où Bruno Geslin inscrit ses pas dans ceux de Werner Herzog tout en nous invitant sur ses propres traces
Pour notre plus grand plaisir, le Festival d’automne du TNB investit différents lieux de la périphérie rennaise et nous conduit hors les murs. Au théâtre de L’Aire Libre, à Saint-Jacques-de-la-Lande, on a pu voir au cours de cette première semaine un spectacle qui tient de la performance, de l’oratorio, du poème halluciné, ou encore de la recherche expérimentale unissant, en un heureux mariage texte, musique, chant et film.
Sur le chemin des glaces est la mise en espace du carnet de route que tint le cinéaste Werner Herzog lorsqu’il couvrit, du 23 novembre au 14 décembre 1974, seul et à pied, les 800 kilomètres séparant Munich de Paris, muni d’un sac à dos, d’une cape de pluie, d’une boussole, d’un carnet et de petites pinces chirurgicales permettant d’ouvrir n’importe quelle serrure. Un chemin quasi mystique puisque celui qui l’emprunta pensait, par la seule magie de son sacrifice, conjurer la mort, garder en vie sa grande amie et mentor Lotte Eisner, critique et historienne allemande, emblématique du cinéma européen du XXe siècle, et dont les jours étaient alors en danger.
Cinquante ans après, le metteur en scène Bruno Geslin, le comédien Clément Bertani et le musicien Guilhem Logerot prennent la même route, à la même saison faite de neige, de pluie, de brouillard et de grésil glaçant, sur des chemins boueux, au travers de massifs forestiers souvent déserts et inhospitaliers. Au cours de leur périple, ils font collecte de sons, d’images et d’enregistrements vidéo qui nourriront le spectacle et permettront, au-delà des mots, de nous tenir captifs. Il n’était pas évident en effet de rendre la dimension physique attachée à un tel périple : pour ce faire, Bruno Geslin imagine un dispositif scénique constitué d’un tapis de marche traversant le plateau en diagonale, actionné plus ou moins rapidement, que le comédien ne quittera que pour quelques rares pauses assises à une table, ce qui sans doute correspond à ces nuits où il entre par effraction pour s’abriter dans quelque chalet isolé. L’illusion est parfaite, nous sommes aux côtés de Clément, nous ressentons avec lui la blessure que provoque la chaussure neuve, la fatigue qui raidit les mollets, le froid qui transperce. L’incessant mouvement finit par être hypnotique, et l’on a la sensation que jamais il ne prendra fin, sensation confirmée lorsqu’à l’écran on suit le marcheur qui dans la neige jusqu’à l’horizon trace sa piste. L’exaltation sensible dans la voix du comédien, communicative, vient cueillir le spectateur, pour peu qu’il lâche prise et accepte d’entrer dans le jeu.
Si le début du voyage donne lieu à la description des lieux traversés, c’est insensiblement que l’on glisse vers le paysage intérieur de l’homme, ses pensées les plus intimes, ses états d’âme. La marche tout d’abord permet de prêter attention à ce sur quoi notre regard habituellement glisse, elle rend ouvert aux détails : à la façon de Francis Ponge, Herzog décrit l’enveloppe d’un paquet de cigarettes, qui se gonfle et déforme sous l’effet de la pluie, ou encore le lambeau d’une page de revue pornographique, trouvé dans son errance. L’oreille enregistre des sons qui s’éloignent, quelque bruit venu du monde extérieur, de l’au-delà des forêts… Mais le marcheur bientôt entre plus profondément dans la solitude, qui l’enveloppe et l’isole, sous le regard des arbres qui l’enclosent, jusqu’à lui faire vivre une sorte de transe, ou d’extase païenne, une épiphanie par laquelle il croirait prendre conscience de sa capacité à s’envoler, figurée à l’image par un saut à skis ou par des nuées d’oiseaux au fond du ciel. De la réalité au fantasme, il n’y a plus qu’un pas, et des quelques rencontres évoquées, on se demande si elles ne seraient pas celles de fantômes surgissant des brumes du rêve, dans un temps autre qui s’étire sans début ni fin. La marche donc, comme une traversée du désert pour se trouver enfin, comme expérience hallucinatoire, comme drogue qui mènerait à une vérité intérieure.
La magie du spectacle tient aux mots, aux images parfois prises par des drones et projetées sur le rideau en fond de scène, au fait que le plateau entouré sur ses trois côtés de voiles gris argenté devienne un espace clos, privilégié, dans lequel nous entrons sur les pas du comédien, à la bande sonore enfin : une installation visible de machines, sous l’égide du créateur-son Pablo da Silva et de Guilhem Logerot, produit une musique abstraite, omniprésente, envahissante, qui vient compléter les sons concrets enregistrés au long du chemin, le vent, la pluie incessante, les oiseaux, les cloches d’une église qui sonnent au loin, les chiens qui jappent… et l’orage éclate dans la salle. Les mélodies d’une guitare électrique, jouée aussi à l’archet et les airs chantés, une fois même au mégaphone, par le musicien complètent cette matière sonore dans laquelle nous nous immergeons.
À la question d’un journaliste l’interrogeant sur Le chemin des glaces, Werner Herzog donnait cette réponse : « Je ne marche que si j’ai une raison particulière de le faire. Une raison intense, existentielle. Quand je marche, je vois vraiment le monde et les gens avec leurs histoires, leurs rêves. C’est un peu difficile à expliquer. En fait, on ne peut vraiment parler de cela qu’avec quelqu’un qui voyage aussi à pied. Cela crée une sorte de connexion assez profonde. Mais je dirais en substance que le monde se révèle à ceux qui voyagent à pied. L’homme se révèle, la nature, les paysages… Le monde se révèle ainsi d’une façon vraiment très profonde. Rien de ce que vous pouvez apprendre à l’école ne vous en apprendra autant que de voyager à pied. » Une démarche vers l’authenticité du texte, que d’autres gens de théâtre ont mise en pratique. Souvenons-nous comment Simon Delétang, alors qu’il venait d’être nommé à la tête du Théâtre du Peuple de Bussang, avant de porter à la scène le texte de Georg Büchner refit en partie, à pied, le périple du poète Jakob Lenz – écrivain du mouvement littéraire Sturm und Drang, qui, parvenu aux portes de la folie, quitta Strasbourg et traversa à pied les Vosges pour se réfugier auprès du pasteur Oberlin, dont il espérait quelque secours.
Le dernier mot restera à Verlaine, dont le poème se fait entendre à deux reprises, au cours du spectacle par la bouche du musicien, et à sa fin par une figure féminine, vue sur un écran de télévision, et dont je présume, m’appuyant sur l’article de Teddy Lussi vu sur le site du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, qu’il s’agit de Lotte Eisner elle-même : « Internée, elle réchappe de peu aux camps de concentration : “La mort n’a pas voulu de moi” résume l’auteur de L’Écran démoniaque. Mais cette référence au Gaspard Hauser chante de Verlaine, qu’elle récite sans la moindre hésitation comme elle l’avait récité et traduit à Werner Herzog en qui elle voyait un renouveau du cinéma allemand, suggère aussi que Lotte Eisner est humaine parce qu’un peu étrangère à ce monde. »
Rennes, le 18 novembre 2024