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— Par Roland Sabra —
«Mieux vaut être debout, tenu par son mensonge, qu’allongé, écrasé par la vérité des autres. Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. Je ne mens pas. Je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne !» Comme une claque dans la gueule Badia ( Soufia Issami) balance au spectateur dés les premières images le demi décalogue qui lui sert de viatique dans la Tanger livrée tripes à l’air à la mondialisation. On y décortique des milliers de tonnes de crevettes péchées dans la mer du Nord, conditionnées dans d’autres pays et distribuées dans le monde entier. Tanger filmée comme jamais un touriste ne la verra. Tanger, ville passion de la réalisatrice Leila Kilani. Tanger qui par le caprice du monarque bascule en dix ans de l’immobilisme figé d’une ville frontière à l’étourdissement affolé d’une ville passoire. Tanger ville coupée d’elle-même par des barbelés pour protéger la Zone Franche, empire du libéralisme absolu. Tanger la blanche, des cartes postales réduite à la lumière crue aveuglante d’une salle de décorticage.
La thématique du film s’ordonne autour d’un questionnement. Quelle place pour les femmes confrontées à une double injonction, d’un coté celle de la de normalité sociale traditionnelle et de l’autre celle du règne de la marchandise triomphante qu’il s’agisse de bouffe, de fringues, de téléphones portables ou de corps féminins?
Elles sont quatre filles de vingt ans du genre « à qui on ne la fait pas » prêtent à tout pour survivre dans la jungle urbaine. Il y a deux mondes celui de la Zone, le haut du pavé, le lieux d’implantation des marques transnationales, de l’assemblage de composants électriques et du textile avec des vrais contrats de travail bien payés ( 12 dirhams de l’heure, soit un euro) et puis le reste de la ville avec les ateliers comme ceux du décorticage de crevettes, dans lesquels règne l’arbitraire et dans lequel les ouvrières sont payées au kilo de crevettes décortiquées. Du mauvais coté il y a Badia et Imane ((Mouna Bahmad)/ Du bon coté il y a Nawal (Nouzha Akel) et Asna (Sara Betioui). Rencontre. Le quatuor est constitué pour un voyage circulaire, fait de coucheries, de petits larcins, d’arnaques, de négociations avec les receleurs du Bazar quand il s’agit de leur refourguer le maigre butin de la virée nocturne. La méfiance de classe entre les « crevettes » du lumpen-prolétariat et les prolétaires du « textile » est permanente. Et quand ces dernières proposent un gros coup, le vol de 200 smartphones, Badia va craindre l’embrouille, la manipulation. Et c’est toute la force du film de Leila Kilani que de restituer avec méthode, rigueur et constance cette lutte entre la logique d’un monde qui écrase les individus et la nécessité d’une résistance. Ces filles ne sont pas amorales , en tout cas Badia fait preuve de droiture morale et politique quand le contremaitre lui propose une promotion en devenant recruteuse d’ouvrières sur le port. » T’es payée au quota de filles ramenées. » Elle refuse avec ces mots : « Je ne suis pas une mère maquerelle« .
La façon de filmer est complètement au service de ce propos. L’enfermement des protagonistes dans un monde dans le quel elles tentent de surnager est omniprésent. La caméra à l »épaule tournoie autour de l’héroïne qui elle même tourne sur elle-même comme à la recherche d’une sortie au cercle de l’enfer qui la broie. Badia, toujours à la recherche d’une échappée ne fait que se heurter à l’œil de la caméra. L’instabilité de l’image renvoie à la précarité dans monde proche de la cour des miracles. L’insalubrité des gourbis, sans eau courante, sans WC et l’épuisement physique qui résulte de ces conditions de vie est restituée par un montage haletant, de faux raccords qui donnent volontairement le sentiment d’être toujours en retard dans une course poursuite à la survie. Tanger n’est jamais filmée en panoramique, mais toujours avec des plans qui montrent des rues crasseuses ou des immeubles noircis qui coupent la perspective. Pas de possibles échappées vers le large. A la noirceur de la ville s’oppose la blancheur aveuglante de l’usine de décorticage, au phrasé haché, aux césures incongrues du discours, aux blessures de la langue imposées par les dialogues, s’oppose la musicalité poétique des propos de Badia en voix « off », à l’embrigadement diurne de l’usine répond le dérèglement nocturne des virées.
Leîla Kilani est une cérébrale, tout est pensé, réfléchi et au service de l’œuvre sans que jamais cela n’apparaisse comme tel, tant l’emprise de la narration et l’étourdissement du spectateur qui s’en suit sont menés avec talent. Les quatre comédiennes, non professionnelles, sont filmées avec amour mais sans identification aucune. La réalisatrice maintient toujours la distance nécessaire à une direction d’actrices que l’on sent exigeante et qui évite le piège du naturalisme tout en évoquant les drames des transformations sociales imposées à des populations qui au nom de la modernité se sont trouvées embarquées sur des radeaux. Au delà de la comparaison facile avec le travail des frères Dardenne, Leila Kilani impose un style qui au delà d’une thématique sociale développe de façon sous-jacente mais inéluctable une dimension politique à un questionnement de civilisation.